Développer la sérendipité, accepter de réussir quelque chose qu’on n’avait pas prévu

Mis à jour le 04 décembre 2023

Entretien avec Frédérique Weixler, inspectrice générale de l'éducation, du sport et de la recherche, réalisé en mars 2022.

Photo de Frédérique Weixsler


Frédérique Weixler est actuellement Inspectrice générale de l'éducation, du sport et de la recherche. Elle a travaillé en cabinet ministériel et intervient comme experte en politiques éducatives à l'internationale. Elle a publié dans la Collection "Au fil du débat-Essais" un ouvrage paru le 2 juillet 2020 et intitulé "L’Orientation scolaire, paradoxes, mythes et défis" dans lequel l'auteure considère l’orientation dans tous ses états : polysémie, mythes, croyances, totems et tabous qui structurent les représentations des différents acteurs.

pictogramme dialogue Pourquoi mobiliser le concept de sérendipité pour la construction des parcours scolaires et supérieurs ?

Frédérique Weixler : La notion de "sérendipité" est de plus en plus utilisée au sein de l’entreprise ou du monde de l’innovation. Il s’agit de prendre en compte de façon positive l’incertitude. Ce mot tire son origine d’un conte persan du XVe siècle Les Trois Princes de Serendip. Ces trois princes, en conjuguant hasard et sagacité - notamment l’interprétation des indices et des signes - trouvent une issue heureuse à toutes leurs aventures. À partir de cette histoire (et même de ce mythe), l’homme politique et écrivain anglais Horace Walpole  crée au XVIIIe siècle le mot "serendipity" pour désigner des découvertes inattendues "dans la poursuite de quelque chose d’autre". Des exemples célèbres sont souvent cités pour illustrer cette notion comme l’aventure de Christophe Colomb ou celle de Fleming, qui, en ne désinfectant pas une boîte de culture, découvre la pénicilline.
Dans le domaine de l’orientation, la sérendipité ouvre des perspectives pour s’orienter dans un monde contingent incertain. Il ne s’agit pas de s’en remettre au seul destin, Christophe Colomb avait minutieusement préparé son voyage pendant des années et était reconnu comme expert des techniques de navigation. La sérendipité devient possible quand une personne mobilise sa sagacité dans un monde contingent. Sans employer ce terme, Louis Pasteur affirma que "le hasard ne favorise que les esprits préparés." Il parlait en connaissance de cause puisque le hasard s’invite à tout moment dans les travaux de recherche et contribue à des découvertes.

pictogramme dialogue Qu’est-ce que cela change en termes de stratégie d’accompagnement ?

F.W : L’orientation nous confronte en permanence à des dilemmes : transgression des normes de son origine sociale, des stéréotypes de genre ou conformité, des certitudes ou des aventures... Chaque itinéraire est le fruit de compositions complexes et vivantes. Si l’éducation a bien une vision émancipatrice conformément à son étymologie, accompagner un parcours c’est élargir l’espace de liberté des élèves et non les orienter en leur imposant une direction, leur permettre de développer leur sagacité dans un monde contingent, considérer l’incertitude comme une opportunité sans pour autant ne s’en remettre qu’à elle. Ainsi, notre responsabilité est d’autoriser les élèves à emprunter des chemins de traverse pour atteindre plus directement l’objectif ou au contraire des détours menant finalement à bon port... Prendre le risque de s’égarer en route et surtout de réussir quelque chose qu’ils n’avaient pas prévu en conjuguant maîtrise de ses choix et lâcher prise. Notre stratégie d’accompagnement doit également ne jamais perdre de vue les objectifs d’égalité des chances à l’aune desquels les effets de nos actions doivent être systématiquement évalués.

pictogramme dialogue Quel regard portez-vous sur les dispositifs comme les cordées de la réussite qui ont justement pour objectif l’égalité des chances ?

F.W : Un regard nuancé malgré le débat souvent caricatural autour de ces questions. La prise de conscience des discriminations liées aux origines socio-économiques est au cœur de ces dispositifs et présente évidemment un caractère salutaire mais ne suffit pas à rendre les chances égales. Si ces mesures permettent incontestablement à une minorité, parfois infime, de jeunes défavorisés -"les exceptions consolantes"- d’accéder à des écoles prestigieuses, ils peuvent au passable conforter l’illusion que les principes de mérite et d’égalité des chances s’appliquent à tous sans discrimination, le risque étant de conjuguer un objectif affiché et consensuel de justice sociale et un conservatisme de fait sur les inégalités structurelles. Tout l’enjeu consiste à conjuguer accompagnement de parcours individuels et vision globale, mesures ciblées et évolutions structurelles.

pictogramme dialogue Est-ce que la suppression de l’ordre des vœux dans Parcoursup et les quotas de boursiers contribuent à la réduction des déterminismes?

F.W : Compte-tenu de l’accroissement de la pondération du contrôle continu au niveau du baccalauréat, c’est Parcoursup qui a pris la place d’un rite de passage concentrant toute la pression et les inquiétudes. En outre, Parcoursup peut révéler avec une lumière crue ce qui s’est joué tout au long du parcours des élèves dès la maternelle et des critères de leur répartition dans les écoles, les classes et les filières. Aussi, plus que Parcoursup qui n’est qu’un outil, il convient de travailler sur les mécanismes cumulatifs qui, au cours d’une scolarité, creusent les écarts et figent ou amplifient les inégalités des chances déjà présentes sur la ligne de départ. J’ajoute que le débat autour des critères et de leurs effets sur les parcours des élèves me paraît sain aussi bien en ce qui concerne Affelnet en fin de 3e que pour Parcoursup. Le choix et la pondération des critères correspondent à des choix politiques.
Du point de vue du lycéen/étudiant, je suis favorable à la non hiérarchisation des vœux qui laisse la place à une forme d’imprévu, l’autorise à accéder à une formation qu’il n’aurait jamais osé placer en premier vœu, surtout dans les familles modestes. Elle évite également de figer un choix chez des adolescents qui ont souvent besoin d’allers et retours et d’hésitations avant de choisir entre différentes possibilités. Elle permet également à l’institution d’inciter les boursiers à oser prendre des risques en les contactant pour rejoindre par exemple des filières très sélectives.  
Quant au quota de boursiers dans les filières sélectives du supérieur, fixé en 2006 de façon très volontariste au plus haut niveau de l’État, comme un objectif ambitieux à moyen terme, il est devenu une référence à l’aune de laquelle les formations se positionnent et organisent même leur communication. Il reste à étendre ce type d’indicateurs à la répartition dans les filières dans l’enseignement scolaire et à d’autres formations du supérieur. Le travail précis mené dans l’affectation en lycée général après la 3e (y compris Louis Le Grand et Henri IV à Paris cette année) participe de cette démarche qui renforce la cohésion sociale et la promesse républicaine d’égalité des chances.


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