Enjeux et formes du management public contemporain

Publié le 04 mai 2022

Comment conduire et organiser l’action collective finalisée ? Cette question se pose depuis les débuts de l’histoire humaine et le problème général qu’elle exprime est atemporel puisqu’il s’agit de déterminer comment gouverner un collectif humain et administrer ses ressources. La notion de management, dérivé du français "ménagement" dont l’un des sens originels est "l’art de bien diriger, de bien conduire quelque chose" (définition CNRTL, 2022), englobe ces deux préoccupations, au risque parfois que les enjeux techniques de bonne administration des choses en éclipse les enjeux humains, notamment politiques alors qu’ils sont indissociables dans le champ public (Chatelain-Ponroy & al., 2021).

Hervé Chomienne

Hervé Chomienne est maître de conférences à l’Institut supérieur de management-IAE de l’université de Versailles Saint-Quentin (UVSQ) et directeur adjoint de l’ISM-IAE en charge des formations. Il est aussi co-responsable d'un master spécialisé en management du changement. Ses activités de recherche portent sur le rôle du management dans la modernisation des organisations publiques et la conduite du changement dans la mise en œuvre des politiques publiques.
Expert associé à l’IH2EF, il travaille sur l’évolution des pratiques managériales au sein de ces organisations, et plus particulièrement sur les formes et les effets de l'hybridation des logiques d'action (politiques, réglementaires, managériales, professionnelles) qui y cohabitent. Ses principaux terrains d'étude sont des organisations d'enseignement et de recherche, des entreprises publiques et des politiques publiques interministérielles.

⸗ D’une gestion par les règles à un management "humain"

Traditionnellement, les enjeux et méthodes de décision et d’action ont été abordés de façon distincte et séquentielle : la première relèverait du politique qui fixe le cap, donne la vision de ce qui doit être fait, la seconde relèverait de sa mise en œuvre opérationnelle, souvent ramenée à une affaire "d’intendance". Le management se situerait alors à l’intersection de ces deux sphères : sa dimension stratégique permettrait de traduire la vision politique, portée par des discours et codifiée par des règles, en un langage pragmatique permettant sa bonne exécution sur le terrain, via des techniques et méthodes pragmatiques relevant de la gestion administrative. Pouvoir et responsabilité sont alors formellement concentrés sur l’échelon décisionnel qui confie à des échelons intermédiaires le soin de traduire fidèlement ses décisions sous la forme de règles générales et opératoires, puis de les transmettre à l’échelon opérationnel pour exécution.

Une approche traditionnellement juridique et technique de la gestion publique

Dans ce cadre, le management consiste alors en une séquence, avant tout technique, d’activités de planification, d’organisation, de direction et de contrôle de l’effectivité de la mise en œuvre des décisions et de leur conformité aux règles impersonnelles de fonctionnement de l’organisation. Les humains composants les échelons opérationnels sont alors au service de la bonne application d’instructions et de consignes élaborées à des échelons supérieurs qui doivent s’assurer de leur loyauté et de leur aptitude à réaliser les activités qui leurs sont confiées.

Le gouvernement par les lois comme la gouvernance par les nombres qui "vise la réalisation efficace d’objectifs mesurables plutôt que l’obéissance à des lois justes" (Supiot, 2015) mettent tous deux en exergue une approche impersonnelle de l’exercice du pouvoir. La règle ou l’indicateur en sont les principaux moyens pour guider l’action collective et finalisée en tant que fidèles déclinaisons de projets politiques traduits en stratégies puis en plans d’actions, procédures et modes opératoires. L’autonomie formelle des échelons opérationnels est alors très faible, le pouvoir de décision et la responsabilité quant aux effets produits sont concentrés dans les échelons supérieurs qui conçoivent et traduisent les projets politiques.

D’une autonomie clandestine à une autonomie institutionnalisée

Cependant, l’incomplétude des règles engendre des situations de tensions et de contradictions, sources de dysfonctionnements. Dans ce contexte, l’autonomie des agents est clandestine, construite par des acteurs qui font acte de résistance ou de pragmatisme face au carcan que représentent certaines prescriptions peu opérantes ou certains indicateurs à atteindre impérativement. Des travaux majeurs en sociologie du travail et des organisations (Crozier & Friedberg, 1977 ; de Terssac, 1992 ; Alter, 2000) ont mis en évidence ces capacités que développent des acteurs, formellement peu autonomes, à créer des zones d’autonomie informelles grâce à leur capacité à "jouer avec les règles" et à créer leurs propres "règles autonomes". Il s’agit aussi pour l’encadrement de proximité de négocier une "régulation conjointe" permettant d’élaborer des "règles du jeu" offrant des solutions pragmatiques à des problèmes quotidiens (Reynaud, 1993). En définitive, le développement ces dernières décennies du management par objectif, participatif, par la qualité ou même bienveillant constitue des formes d’institutionnalisation, tout autant que d’instrumentalisation, d’une reconnaissance de la réflexivité des humains en situation de travail et de la nécessité pour l’encadrement de susciter l’active coopération des agents dans des situations où cette dernière est nécessaire à la réalisation de leurs missions de service public.

Ainsi, le management public consistera à s’assurer, lors de l’élaboration d’une politique publique, de la cohérence entre ses finalités et les moyens mobilisés pour sa réalisation effective, efficace et efficiente dans le respect du principe de subsidiarité. Il s’agira conjointement d’anticiper ses conséquences prévisibles sur les parties prenantes, directement ou indirectement concernées, depuis l’annonce du projet jusqu’à sa mise en œuvre.

⸗ Le management public contemporain : une hybridation au dosage délicat

Nous identifions le programme de "Renouveau du service public", initié par le gouvernement de Michel Rocard via la circulaire du 23 février 1989, comme la principale réforme qui a tenté de reconnaître formellement le besoin de combiner les fondamentaux du fonctionnement politico-administratif de l’État avec une rénovation de ses modalités d’action sur le terrain. En effet, elle visait à inciter les services de l’État, et particulièrement les services déconcentrés, à introduire  graduellement d’une manière "qui défend l’autonomie et la responsabilité des agents, un certain nombre de principes et d’instruments de gestion (centres de responsabilité avec objectifs et indicateurs, contrat, contrôle de gestion, dotation globale de fonctionnement, déconcentration, évaluation, etc.) qui ne cesseront d’être déployés pendant les années suivantes" (Bezes & Chatriot, 2020, p. 198).  

Articuler logiques rationnelles-légales et managériales

La règle de droit demeure alors un instrument de régulation nécessaire mais considéré comme non suffisant pour assurer la légitimité de l’action publique, celle-ci passant aussi par son efficacité et ses impacts perçus ainsi que par son acceptabilité sociale.  S’il apparaît nécessaire pour les organisations publiques de mobiliser des méthodes et des pratiques combinant pilotage gestionnaire et management humain, leur cohabitation avec des méthodes et structures d’inspiration bureaucratique et des cultures professionnelles peu enclines à être "managées" selon des logiques exogènes à leurs propres référentiels, ne va pas sans présenter des difficultés. Le déploiement de ces méthodes et outils dans les organisations publiques ne devrait donc se faire qu’avec discernement, en prenant impérativement en compte le contexte, notamment les différentes manifestations de la "culture de service public", des cultures professionnelles concernées ainsi que leur finalité de création de "valeur publique" (Lorino, 1999).

Cette cohabitation durable entre une gestion par les règles, toujours nécessaire à garantir l’État de droit, avec un management orienté par une recherche de performance de l’action publique où se combinent besoins de pilotage et de prise en compte de l’humain comme "un Sujet, une intelligence à mobiliser, à stimuler et à respecter" (Taskin & Dietrich, 2020, p. 248) constitue, selon nous, l’enjeu majeur du management public contemporain. En effet, les agents publics se trouvent, aux différents échelons de responsabilité, dans la nécessité d’agir à la fois de façon conforme aux cadres réglementaires, en utilisant au plus juste les ressources qui leurs sont confiées, en rendant des comptes sur l’efficacité de leurs actions et en tenant compte de leurs impacts sur leurs parties prenantes. Cette conception globale et systémique de la performance publique reflète la complexité de l’action publique, accentuée par la nature floue, ambiguë voire contradictoire des objectifs propres à la rationalité politique qui ne facilite pas leur prise en charge managériale (Chatelain-Ponroy & al., 2021, p. 15).

Le management public : un triptyque associant régularité, performance politico-gestionnaire et management humain : un triptyque

La définition que nous avons proposée dans une contribution précédente donne un premier aperçu de la nature de cette hybridation : "le management stratégique des organisations publiques peut être défini comme la conception et la mise en œuvre de processus de finalisation, d’organisation, d’animation et d’évaluation visant à assurer le pilotage des organisations publiques et la gestion des relations entre les acteurs "parties prenantes" de l’action publique, dans le cadre des orientations des politiques publiques et de la loi" (Bartoli & Chomienne, 2011, p. 26). En partant des missions traditionnelles du management, formalisées initialement par H. Fayol (1917), il s’agit d’articuler d’une part les dimensions politiques et juridiques de l’action publique avec l’échelon organisationnel où elle se déploie, d’autre part de mettre l’accent sur la nécessité pour le management des organisations publiques de se préoccuper conjointement de leur pilotage gestionnaire et du management humain de leurs parties prenantes.

Le tableau ci-dessous synthétise, pour chaque grand rôle du cadre public, la nature de l’hybridation de ses actions qui doivent à la fois se conformer aux impératifs induits par le caractère rationnel-légal, au sens wébérien du terme, des activités publiques et à la nécessité d’en assurer aussi une efficacité gestionnaire et une animation humaine, ces trois préoccupations pouvant régulièrement être en tension, voire même parfois en contradiction.  

Rôles du cadre public Logique rationnelle-légale Logique managériale
Finalisation Rôle de transmission
Déploiement des commandes politiques
Rôle de traduction
Pilotage des commandes publiques
Organisation / coordination Exécution des moyens Adaptation des moyens
Direction / animation Supervision hiérarchique
Légitimité rationnelle-légale
Pilotage relationnel
Légitimité politique et charismatique
Contrôle / évaluation Vigilance / légalité
Performance = respect des règles et procédures
Vigilance / effets produits
Performance = efficacité et efficience et impacts

L’articulation des logiques rationnelles-légales et managériales dans le cadre d’un état néo-wébérien (Bouckaert, 2003) met en lumière l’hybridité fondamentale du management public qui induit un besoin de dosage entre ces impératifs dans l’action des managers publics.  

Déployer techniquement et stratégiquement les politiques publiques

En matière de finalisation, la logique rationnelle-légale concentre les fonctions de décision et de conception aux échelons supérieurs, les managers intermédiaires et de proximité ont alors pour mission essentielle d’organiser la mise en œuvre matérielle (planning, allocation de ressources, suivi et compte rendu), d’instructions qui leurs parviennent, souvent de façon très précise sous la forme de circulaires ou de notes de services qui semblent laisser peu de marges d’autonomie au niveau local. Or, il s’avère que de nombreuses commandes et instructions demandent, à différents échelons, des traductions de nature technique mais aussi quant aux intentions des émetteurs et au sens qu’elles peuvent prendre pour les acteurs concernés. C’est l’objet même de la notion de conduite du changement qui ne limite pas le déploiement des politiques publiques à une simple gestion de projet mais l’associe à la mobilisation d’une expertise dans leur contextualisation et leur adaptation aux caractéristiques de l’environnement socio-organisationnel dans lequel elles sont déployées, en intégrant, notamment, les préoccupations des parties prenantes concernées.

Combiner besoins de maîtrise et d’adaptation : un équilibre difficile instable et itératif

L’organisation et la coordination dans la logique rationnelle-légale supposent de structurer les activités de façon adaptée à la nature des missions de l’organisation, de répartir entre les services les ressources allouées conformément à leur destination définie par les échelons décisionnels et de coordonner la réalisation des activités par des mécanismes fonctionnels et hiérarchiques verticaux. Si l’intérêt de ce type d’organisation et de coordination n’a pas disparu lorsqu’il s’agit de produire en grand nombre des produits et des services standardisés dans un environnement stable et où la recherche de maîtrise l’emporte sur le besoin d’adaptation et d’innovation, il se révèle insuffisant, voire contre-productif lorsque l’on fait face à des activités complexes, des ressources rares, des environnements volatiles et des parties prenantes aux attentes multiples, voire contradictoires. Or, nos sociétés contemporaines sont caractérisées par un tel contexte sans que cela ne remette en cause le besoin de régularité et de rigueur dans la mise en œuvre des activités publiques, au nom de l’État de droit. Il s’agit donc de compléter, parfois d’assouplir, le fonctionnement vertical des services publics avec de la transversalité via des modes de fonctionnement en réseaux, par processus et par projet, voire de créer des structures adhoc sous la forme d’agences ou d’autorités thématiques. La combinaison entre les besoins de maîtrise et d’adaptation est un équilibre extrêmement difficile à trouver, et est par nature instable et itératif. Et ce d’autant plus qu’il s’agit aussi d’élaborer des organisations qui tendent à optimiser l’usage des ressources (par exemple via des mutualisations) et de collecter auprès de certaines parties prenantes des ressources additionnelles.  

Discerner les registres d’action adéquats entre direction formelle et leadership

Le tandem direction / animation révèle un double impératif, en apparence contradictoire, qu’il faut pourtant combiner dans le management. Il s’agit en même temps d’assurer une supervision hiérarchique vis-à-vis de ses collaborateurs, avec pour premier levier le respect des règles, procédures et consignes, appliquées de façon équitable et reposant sur la logique rationnelle-légale qui légitime cette forme d’autorité. Mais cette autorité formelle ne permet au mieux, qu’obtenir l’obéissance et la conformité des comportements aux normes en vigueur : elle ne permet pas d’obtenir l’active coopération des collaborateurs et est inopérante vis-à-vis de toutes les autres parties prenantes. Il s’agit alors de mobiliser des registres d’actions qui relèvent du management humain, basés sur les relations nouées avec les collectifs et les individus. Celles-ci relèvent de relations plus informelles, fondées sur l’écoute, le dialogue, le respect mutuel et la reconnaissance. Elles peuvent être basées sur la recherche d’intérêts communs (logique transactionnelle) ou de création de sens, de projets collectifs et de valeurs communes (logique transformationnelle) suscitant de l’engagement. Elles n’excluent pas des moments plus directifs, où il s’agit d’agir en urgence face à une crise ou à un besoin de recadrage, voire de sanction en cas de manquement injustifié ou de faute, lorsque le registre relationnel n’est pas opérant. C’est là toute la difficulté d’être en capacité de discerner quel registre d’action est opportun en fonction du contexte et d’en anticiper les conséquences probables.

Associer contrôles de régularité et évaluations d’aide au pilotage

Enfin, si le contrôle traditionnel vise essentiellement à s’assurer d’une mise en œuvre conforme et effective des directives qui ont été transmises, il s’agit aussi d’en évaluer les conséquences en termes d’efficacité, d’efficience quant aux ressources consommées et d’impacts directs et indirects, à court, moyen et long terme. Dans le premier cas, il s’agit de rechercher des non conformités en vue de de déceler les erreurs et de sanctionner d’éventuels fautifs. Dans le second cas, et de façon complémentaire car le besoin de régularité ne disparaît pas, il s’agit d’éclairer, d’un point de vue opérationnel, le pilotage des organisations et, d’un point de vue stratégique, de faire remonter des informations qui, une fois agrégées, permettent aux échelons supérieurs d’apprécier les effets globaux sur les parties prenantes et d’ajuster leurs politiques et dispositifs. Il s’agit donc aussi d’identifier les besoins de changements, voire de transformation, d’une politique et/ou des structures qui la mettent en œuvre.

⸗ Conclusion

Le management public tel que nous le concevons ne vise pas à s’affranchir de l’héritage bureaucratique wébérien dans ses fondements institutionnels où le respect de l’État de droit prime sur toute autre considération mais des limites de ses traductions organisationnelles. Nous avons montré que se préoccuper à la fois de gouvernement par la loi, de gestion par la performance (entendue ici comme création de valeur publique) et de management humain nous apparaît une ardente nécessitée et constitue un défi considérable pour les agents publics, notamment pour celles et ceux qui assument des responsabilités hiérarchiques ou fonctionnelles. En effet, tenter de concilier les impératifs induits par ce triptyque ne relève pas de la simple utilisation d’outils et de méthodes mais suppose de développer conjointement des capacités d’analyse et de réflexivité par la formation et par ses pratiques quotidiennes (Deffayet-Davrout & al., 2017) afin d’agir avec discernement dans un environnement complexe et mouvant.
 

Pour aller plus loin
  • Alter, N. (2000). L’innovation ordinaire. PUF.
  • Bartoli, A. & Chomienne, H. (2011). Le développement du management dans les services publics : évolution ou révolution ? Informations Sociales, n° 167, p. 24-35.
  • Bezes, P., Chatriot, A. (2020). Moderniser l’État : Michel Rocard et le renouveau du service public. Dans Bergonioux A. & Fulla M. (dir.), Michel Rocard Premier ministre, Presses de Sciences Po, p. 175-199.
  • Bouckaert, G. (2003). La réforme de la gestion publique change-t-elle les systèmes administratifs ? Revue française d'administration publique, Institut national du service public, 2003/1-2 (no105-106), p. 39-54.
  • Chatelain-Ponroy, S., Gibert, P., Rival M. & Burlaud, A. (2021). Le management public : la construction d’une identité. Dans Chatelain-Ponroy, S. et al. (dir.), Les grands auteurs en management public, éditions EMS, p.5-31.
  • Crozier, M. & Friedberg, E. (1977). L’Acteur et le Système, Paris, Le Seuil.
  • Deffayet-Davrout, S. & Fronty J.,Browne, N. (2017). Pourquoi fabriquer des managers réflexifs ? Revue Internationale de Psychosociologie et de Gestion des Comportements Organisationnels, Supplément HS, p. 57-71.
  • Fayol, H. (1999, (1ère éd. 1917)). Administration industrielle et générale, Dunod.
  • Lorino, P. (1999). À la recherche de la valeur perdue : construire les processus créateurs de valeur dans le secteur public. Politiques et management public, n°17-2, p. 21-34.
  • Reynaud, J-D. (1997). Les règles du jeu. L'action collective et la régulation sociale. Armand Colin.
  • Supiot, A. (2015). La gouvernance par les nombres (cours au Collège de France 2012-2014). Fayard.
  • Taskin, L. & Dietrich, A. (2020). Management humain. De Boeck Supérieur, 2nde édition. Terssac de, G. (1992). Autonomie dans le travail. Paris, PUF.