La prise en compte des émotions dans le management des organisations scolaires

Publié le 22 mars 2022

Entretien avec Simon Mallard, maître de conférences en sciences de l’éducation.
Simon Mallard est aussi membre de l’équipe de recherche LIRFE (laboratoire interdisciplinaire de recherche sur les questions vives en formation et en éducation) et du CREAD (centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique – université de Rennes 2).

 picto dialogue M. Mallard, comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser, dans le cadre des recherches que vous menez, à la place des émotions dans les organisations ?


Simon Mallard : Mon premier métier était celui de formateur dans un centre de formation d’apprenti (CFA) au ministère de l’agriculture. J’ai donc connu le contexte de la salle de classe, une salle de partage. Ce bain émotionnel est remuant, d’autant plus dans certaines situations où l’on peut se sentir seul. Le soutien reçu dans ces années-là a été essentiel : par les apprentis, les collègues et aussi par des pairs venant d’autres CFA.
Les apprentis rencontrés étaient majoritairement des futurs agriculteurs, de jeunes hommes. Le milieu agricole, celui de la terre, de la ferme, est un milieu silencieux où le dire ne se dit pas toujours, parfois mal. Les émotions se taisent en général, mais elles sont bien présentes. Venant de ce milieu, j’ai une appétence particulière pour ces questions sensibles en formation et au travail.
Par la suite, j’ai repris mes études et eu l’opportunité de mener une recherche doctorale à La Poste, dans une unité nommée : L’école des Managers. C’était une structure légère, cinq personnes, qui travaillaient pour un réseau dense : l’ensemble des managers présents dans les centres de tri et dans des services supports. La population cible était constituée de postiers historiques avec une expérience significative du management. Ils étaient majoritairement peu qualifiés et l’organisation souhaitait proposer des ressources à ces professionnels pour accompagner la transformation des activités et des structures (diversification des activités et réduction du nombre de centres de tri). Dans ces périodes de transformation, la question des émotions est sensible pour tous les acteurs, notamment pour La Poste.
Je me suis intéressé spécifiquement aux émotions exprimées et ressenties en situation de formation : quel rôle et quelle place avaient-elles en formation ? Et en quoi elles contribuaient à la transformation de l’expérience managériale ? D’une part, le collectif de formation assure un rôle essentiel de soutien pour permettre le déploiement (ou non) des émotions et favoriser des transformations identitaires en cours ou à venir. D’autre part, et de manière étonnante, ces travaux ont montré la présence importante de rires dans les formations. Le rire tourne parfois en dérision un quotidien inaccepté voire inacceptable, car les situations professionnelles vécues sont jugées absurdes et inutiles (nommé cynisme organisationnel dans la littérature). Et puis le rire évite également l’expression d’émotions négatives intenses.

picto dialogue Comment la question des émotions est-elle abordée dans le système scolaire ?


S.M : De manière générale, certains auteurs évoquent une révolution affective à partir des années 2000. En 2022, nous bénéficions de deux mouvements qui se rejoignent à mon sens : d’une part, les effets de cette révolution affective sur le système scolaire et l’école, et, d’autre part, la crise sanitaire de la Covid-19, car les élèves sont marqués, pétris d’émotions (comme tous les professionnels de l’éducation). Il faut en parler, car l’expérience scolaire est affectée. Ce dernier point permet de souligner l’importance de la qualité de vie à l’École, à tous les niveaux. L’entrée émotions n’est qu’un prétexte pour aborder une thématique centrale et chère, notamment aux cadres de l’éducation.
Dans le système scolaire, la question des émotions est un sujet premier pour tous les acteurs, car tous baignent dedans et les enseignants, en règle générale, y baignent depuis longtemps. Elle est abordée à travers des outils (i.e. yoga, roue des émotions, etc.), des disciplines (i.e. anxiété langagière en langue étrangère, i.e. motivation scolaire en mathématiques), des dispositifs d’apprentissage et d’évaluation (i.e. développement des compétences psychosociales) et à différentes échelles d’intervention (i.e. la classe, le niveau ou l’établissement). Ces différentes approches permettent d’indiquer le caractère social, culturel et individuel des émotions. En s’appuyant sur les travaux de Pierre Livet, "les émotions surgissent lorsqu’un différentiel existe entre un ou des traits perçus (ou imaginés ou pensés) de la situation en cause, et le prolongement de nos pensées, imaginations, perceptions ou actions actuellement en cours. […]".  Plus ce différentiel est important, plus l’émotion est intense. Cette différence provoque une résonance affective, au niveau du corps et des comportements.

Exprimer des émotions positives est central dans l’enseignement. À l’inverse, la colère doit être brève et dirigée pour un rappel à l’ordre, pour rétablir des règles.

S.M  : Les apprentissages dans les établissements scolaires sont nombreux et multiples et nous ne sommes pas tous égaux face à ces épreuves. La dimension sociale et culturelle est prégnante. L’âge des élèves, la nature cognitive et sociale de l’activité d’apprendre, le rapport au savoir, la nature de l’activité scolaire, les relations interpersonnelles… constituent des variables essentielles dans l’expression des émotions chez les jeunes.
Le contexte d’enseignement est essentiel dans le déploiement des émotions, en lien avec la discipline, l'activité proposée, le groupe classe, les pairs et l'enseignant. L'expérience subjective des enseignants (verbal, non verbal, corporel) est d’ailleurs observée par les élèves et influence leurs comportements. Enseignants et élèves se savent observés. Par exemple, la joie des enseignants influence positivement la motivation des élèves, leur intérêt pour la discipline, ou même leur engagement dans les activités scolaires. Ça ne signifie pas qu’il suffit d’être joyeux pour que tout fonctionne, mais il a été démontré que la qualité pédagogique est corrélée à la joie des enseignants. C‘est une équation complexe. Exprimer des émotions positives est central dans l’enseignement. À l’inverse, la colère doit être brève et dirigée pour un rappel à l’ordre, pour rétablir des règles. Et puis, il y a l’humour. Il augmente l’intérêt à apprendre et permet de diminuer l’anxiété des élèves. Il aurait même un impact positif sur l'ambiance de la classe et l'apprentissage... Tout cela se construit en situation, dans le temps, avec les autres, les élèves, les collègues, les périodes de vie. Il s’agit d’un apprentissage tout au long de la vie.

picto dialogue Quel rôle et quelle place jouent les émotions dans les collectifs de travail ?


S.M : Chaque travailleur s’engage dans son travail. Il y met du sien, et de plus en plus, les prescriptions vont dans ce sens. La subjectivation du travail est croissante et correspond à une intensification de la vie. Si l’accélération sociale (de la technique, du changement social et du rythme de vie) est constatée par Harmut Rosa, l’auteur appelle à s’inscrire sur des temps longs et historiques. Les adultes responsables ne peuvent pas entraîner la jeunesse dans cette hystérie des temps courts et de la jouissance. Un combat est nécessaire pour ne pas se laisser entraîner par la satisfaction, la jouissance, l’immédiateté et instaurer les conditions d’une "vie bonne". Nous sommes des êtres humains en relation avec le monde. Par exemple, au risque de le dire trop rapidement, la tendance est à faire du vélo sans en faire, c’est le moteur qui travaille. Et je pourrais énumérer de nombreuses activités comme cela. Il faut arrêter de faire semblant et reprendre pied sur terre et avec les autres. Les émotions nous connectent au monde, elles sont essentielles. Pour reprendre les termes de François Jullien, il faut vivre pour exister.
Au travail, il est évident que la dimension technique est centrale, mais la dimension affective est prégnante : peut-on envisager de travailler avec telle ou telle personne ? Dans les entreprises privées, la dimension affective et les compétences émotionnelles sont au cœur des critères de sélection sans que ce soit dit de manière claire et explicite et sans oublier la dimension technique. Les binômes chef d’établissement et adjoints dans les établissements scolaires connaissent l’importance de la dimension affective dans une relation professionnelle de proximité. Dit autrement rationalité et affectivité sont intimement liés et toutes deux nécessaires.
Parfois le ressenti ou l’expression d’une émotion au travail correspond à un incident technique. L’émotion est alors considérée comme un indicateur de contrôle ou un "signal d’alarme", encore faut-il s’en servir. Est-ce un signal qui révèle un moment d’apprentissage et donc nécessite une attention particulière pour l’apprivoiser et la transformer ? Est-ce un signal qui devrait m’engager dans l’action ? Il faut alors mobiliser son énergie ou celle de ses équipes. Est-ce un signal qui doit nous engager à nous coordonner, c’est-à-dire à être sur la même longueur d’ondes ? Identifier ses émotions est une étape cruciale, à laquelle il faut ajouter un second temps de réflexion puis un troisième, celui de l’action.

En synthèse, les émotions jouent donc un rôle de liant social et favorisent la cohésion du collectif. Les dimensions émotionnelles et socioaffectives constituent des indices d’un vivre ensemble et d’une façon d’habiter le monde socioprofessionnel.

S.M : Le rôle des émotions dans les collectifs de travail est primordial. Il permet de reconfigurer la perception que l’on a de la réalité et de s’inscrire dans un collectif. C’est ce que Bernard Rimé nomme le partage social des émotions. En tant que professionnel, ces échanges sont réguliers, au travail ou le soir de retour en famille. La salle des profs constitue un endroit sacré où les cadres de l’Éducation savent y être ou ne pas y être. En général, ce n’est pas un lieu d’écoute pour la hiérarchie. Les réseaux sociaux sont parfois des canaux pour partager des états émotionnels, mais ils peuvent aussi amplifier les angoisses et faire naître très rapidement des incompréhensions. Ils facilitent le partage mais pas l’écoute, car la contagion émotionnelle est accélérée. En synthèse, les émotions jouent donc un rôle de liant social et favorisent la cohésion du collectif. Les dimensions émotionnelles et socioaffectives constituent des indices d’un vivre ensemble et d’une façon d’habiter le monde socioprofessionnel. La qualité des relations repose en partie sur la capacité des individus, des collectifs et des managers à développer les compétences émotionnelles (manières dont les individus identifient, expriment, comprennent, utilisent et régulent leurs émotions et celles d’autrui).
Dans ce cadre, le développement des compétences psychosociales et émotionnelles constitue un axe fort de la professionnalisation des cadres de l’éducation nationale. Ça ne passe pas toujours par des formations formelles. Le travail de l’expérience permet de cheminer sur cet axe. Il faut du tiers, de l’altérité, pour avancer sur ce chemin. Par ailleurs, s’il est demandé aux élèves de développer leurs compétences psychosociales, les autres acteurs doivent être exemplaires et se mettre au travail en collectif, dans l’établissement, entre les établissements. Selon leurs positions professionnelles, certains cadres de l’éducation nationale peuvent être des passeurs, car souvent ils ont accès à différents contextes scolaires.
Par ailleurs, les cadres, tous comme les enseignants, se savent observés par les autres acteurs de l’institution du fait de leur place et du pouvoir qui leur est accordé. Leurs comportements sont observés, de même que le dit, les non-dits. Les émotions influencent les processus de leadership, c’est-à-dire d’influence sur autrui. Les émotions positives sont corrélées positivement à la satisfaction des collaborateurs et à l’implication dans le travail. Les bons managers, ceux pour qui le travail bien fait est central, sont compétents émotionnellement. Concrètement, ils savent exprimer leurs émotions, les mobiliser et les relier à une stratégie partagée avec un collectif.

picto dialogue Quelle place donner aux émotions dans le management, et plus particulièrement dans la conduite du changement ?


S.M : Les émotions sont donc des signaux forts ou faibles à analyser et comprendre, car ce sont des régulateurs des relations sociales. Elles nous fournissent de précieuses informations sur les situations professionnelles, sur ce qui s’est passé en amont, sur le sens accordé par les acteurs à cette situation ou sur ce qui pourrait se passer. Dans la conduite du changement, les cadres de l’éducation nationale savent qu’il faut y être attentif.
Les collaborateurs attendent des leaders une régulation de leurs émotions pour éviter la surexpression des émotions négatives, car elles sont moins efficaces dans le management (mais utiles). Les interlocuteurs retiennent plus les émotions négatives que les positives. La régulation est une obligation dans le management. La régulation n’est pas la manipulation de ses émotions. Ce n’est pas supprimer totalement son ressenti. Ce ressenti peut être exprimé dans un autre espace, avec d’autres interlocuteurs, mais face à ses collaborateurs, face à des collègues dont on doit évaluer le travail par exemple, la régulation émotionnelle est une piste à favoriser. Ceci étant, il faut savoir dire les choses dans une forme d’éthique de la vérité. Et puis, l’expression d’émotions négatives doit nous interroger si l’on souhaite avancer et évoluer. Il faut bien se poser la question : qu’est ce qui me dérange personnellement dans ces situations ? Quelles sont ces émotions occurrentes qui entravent mon activité professionnelle ? Est-ce le bon moment pour les exprimer ?
L’écoute émotionnelle constitue une étape cruciale dans la mise en œuvre de processus organisationnels. La réponse émotionnelle est le résultat des environnements, des contextes, des périodes ou des situations. D’une part, une écoute adaptée favorise une relation positive, c’est-à-dire apaisée, et permet à l’interlocuteur de se sentir respecté. D’autre part, la littérature scientifique pointe le rôle majeur des managers dans la conduite du changement, car les managers sont des régulateurs d’émotions pour leur équipe. Tout d’abord, ils doivent identifier les émotions d’autrui. Puis, il leur est nécessaire de comprendre l’état émotionnel de leur équipe tout en reconnaissant la singularité des émotions ressenties par chacun. À partir de là, ils déterminent les besoins des professionnels pour favoriser leur engagement au service du projet d’établissement. Dans le cas de la conduite du changement, ils agissent sur les craintes légitimes afin de les expliciter et les rendre acceptables si possible. Dans ces cas, ils mobilisent leur capital émotionnel comme une ressource stratégique. Pour Quy Nguyen Huy, ce sont en particulier les managers dits de proximité les mieux placés pour agir, contrairement aux cadres stratégiques.
Agir, c’est écouter et dire. Il s’agit d’écouter pour répondre, selon les termes d’Harmut Rosa. Les travers sont parfois d’écouter et ne pas répondre ou de ne pas écouter mais répondre. L’écoute attentive est une étape essentielle. Mary Dutton évoque six manières d’appréhender le vécu émotionnel d’autrui : proposer des solutions, juger, interpréter, apaiser, enquêter et comprendre. En fonction de son rôle (inspecteur, personnel de direction,…), le professionnel adapte son mode d’intervention. Mais attention, car l’écoute attentive peut nous exposer à nos propres vulnérabilités. Il faut y être prêt. Les cadres pour tenir leur rôle doivent donc répondre par des actes, ils le savent, ils sont attendus.
Au fond, il n’y a pas, d’un côté, des managers intelligents émotionnellement et, de l’autre, ceux qui ne le sont pas. Les compétences émotionnelles se développent ; certains s’en sortent mieux, certes, mais le travail sur soi et avec les autres est une clé de la réussite. Je passe sur la dimension psychologique. La dimension collective du travail doit être pensée, anticipée, discutée, cadrée. Le travail mené par Yves Clot sur les critères de la qualité du travail me semble inspirant pour se comprendre mutuellement. Il ne faut pas oublier que les organisations défaillantes peuvent contribuer à des climats d’agressivité interpersonnelle ou de violence psychologique. Il faut donc du cadre et cela se construit par le collectif.

picto dialogue Comment les émotions influent-elles sur la prise de décision et le pilotage des écoles et établissements scolaires ?


S.M : La prise de décision est un processus traversé par les émotions. Selon Alain Berthoz, les émotions permettraient une précatégorisation des éléments perçus de la situation guidant la décision. Par ailleurs, des travaux montrent que les séniors prennent davantage en compte les émotions positives dans leur prise de décision. La prise de risque est différenciée chez les jeunes.
Concernant les moments forts du quotidien, les collègues québecois les nomment des rencontres à enjeux élevés, et elles sont nombreuses pour les cadres de l’éducation nationale. Un enjeu lié à ces rencontres est de favoriser l’engagement individuel (d’enseignants par exemple) ou collectif. Pour cela, des stratégies sont mises en œuvre par les leaders québecois, notamment d’un point de vue socioémotionnel, pour impliquer un tiers. Dans ces situations, les managers expérimentent des comportements à partir de leurs expériences. Les résultats exploratoires d’une recherche menée par Karyne Gamelin indiquent l’importance des stratégies sociocognitives, des stratégies socioémotionnelles et de la conception de son propre rôle en tant que cadre de l’éducation. Cette dernière souligne l’importance de maintenir un climat émotionnel favorable et positif. Selon elle, les cadres de l’éducation doivent mobiliser des comportements adaptés pour encourager l’adhésion des participants, écouter l’état émotionnel des individus et du groupe et enfin veiller au bien-être de tous, tâches lourdes à mener à sur le terrain. Concernant les stratégies émotionnelles, cette étude met en lumière le rôle des sentiments et des perceptions sensibles pour accueillir dans un collectif des professionnels (enseignants, par exemple) et développer un sentiment d’appartenance à une même organisation (ministère de l’éducation nationale,  rectorat, circonscription, établissement, par exemple).
Parfois, il est possible de s’énerver ou de s’emballer. Mais la colère est un mauvais allié pour prendre des décisions comme tout le monde le sait. La colère ne favorise pas la résolution de conflits. Dans des échanges, il faut bien identifier l’enjeu pour pouvoir s’ajuster.

Autour de la thématique des émotions, émerge donc des problématiques plus globales qui doivent amener les cadres de l’éducation à une attention à l’autre et à soi.

Les cadres de l’éducation nationale mènent des enquêtes au sens de John Dewey pour rendre les situations moins indéterminées qu’elles ne l’étaient initialement. Ces enquêtes doivent aboutir à une prise de décision. Et pour décider, il faut être un nombre impair. Trois, c’est déjà trop nous disait Georges Clémenceau. In fine, une personne devra bien décider. Lors des enquêtes, les professionnels, recherchent des indices et des assurances de toutes parts pour régler les affaires d’un point de vue politique, psychologique, réglementaire, humain… Ces enquêtes amènent des décisions et contribuent à vivre collectivement les situations de manière apaisée, par exemple agir contre les violences et transmettre les valeurs de la République. La prise en compte de la dimension émotionnelle dans ces enquêtes est à expliciter en amont de la prise de décision. Cette explicitation permet parfois de renforcer l’adhésion, car c’est aussi une histoire de valeurs.
Les cadres de l’éducation se positionnent en personnes ressources. En général, ils font agir les autres dans le cadre d’une organisation (ministère de l’éducation nationale) et en références à des enjeux, des objectifs et des valeurs. Or les émotions ont aussi une fonction de révélateurs de valeurs. La question des valeurs est particulièrement sensible et elle constitue un levier évident pour piloter les établissements ou plus globalement les organisations scolaires. Des décalages existent entre les valeurs (celles que l’on désire vivre) et ce que l’on vit réellement (les valeurs de l’organisation, ses valeurs personnelles ou professionnelles). Ces éléments viennent renforcer l’idée de prendre soin des émotions.
Depuis les années 2000, la problématique des émotions a pris un tournant à travers la question des risques psycho-sociaux. Les métiers induisant le plus de stress professionnel comportent soit une relation d’aide et de soin (les métiers du sanitaire et social), soit un risque matériel et corporel (protection des biens et personnes), soit plus généralement une responsabilité morale vis‐à‐vis d’autrui, comme l’éducation. Or, les liens sont clairement établis entre épuisement émotionnel et moindre performance en termes de productivité. Autour de la thématique des émotions, émerge donc des problématiques plus globales qui doivent amener les cadres de l’éducation à une attention à l’autre et à soi.

picto dialogue Quels conseils donneriez-vous aux cadres de l’éducation pour cultiver et mettre en pratique leurs compétences émotionnelles dans l’exercice de leurs fonctions ?


S.M : Sans donner de conseil, je proposerais trois pistes d’action. Le premier point est de cultiver une qualité de présence au quotidien : physique mais surtout relationnelle et émotionnelle. Pour reprendre les termes d’Erick Prairat, la présence est un art et un art ça se cultive. "L’art d’être présent : présent à soi, aux autres (...), un art d’être au présent : être là, ici et maintenant, dans l’immédiate actualité de ce qui se déploie, être disponible (…), un art du présent au sens de ce que l’on donne : ses connaissances, son énergie, son expérience". Les cadres expérimentés identifient les lieux et les moments de la présence et de l’absence. Ils doivent développer un haut niveau concernant les compétences émotionnelles. Prendre en compte les émotions dans l’accompagnement des équipes nécessite que les cadres puissent leur accorder la présence et l’attention nécessaires, une écoute et une disponibilité suffisante pour prendre en considération leurs préoccupations et leurs réalités.
Rire me semble essentiel au quotidien mais c’est un processus délicat. C’est un deuxième point : cultiver le rire de soi et le rire dans les organisations, à petites doses. On rit pour ou on rit contre. Le rire révèle une ambivalence entre les deux faces d’une même pièce. Il est possible de différencier des rires moqueurs, de résistance, de situation. Le rire présente une dimension culturelle très forte. Laure Flandrin précise que le rire apparaît comme un "acte de positionnement" relatif et comparatif d’une identité sociale ». Le rire est ainsi un "affect de position", situant l’individu social en opposition à d’autres individus. Le rire marque donc une forme d’appartenance à un groupe.
Pour Martine Brasseur, "le rire est aussi un mode de faire face à la détresse de vivre" son quotidien et faire face à la réalité. Il exprime et révèle toute l’incertitude liée aux activités humaines et nous donne les moyens de transcender ces états de fragilité. Ainsi, il contribue potentiellement à un processus d’émancipation du sujet social.
Boris Cyrulnik voit même dans la capacité de rire de soi la mise en scène d’une fonction protectrice de l’humour, "si je réussis à vous faire rire, je ne suis pas aussi victime que cela" souligne-t-il dans son ouvrage Un merveilleux malheur. L’humour a donc la capacité de produire des effets sur le changement du sentiment de soi. L’usage de l’humour est à comprendre comme un refus des apparences, une distanciation face à une injustice ressentie. Je ne vais pas formuler une ode au rire mais parfois, dans le monde du travail et pour les cadres en particulier, ça serait nécessaire pourtant.
Le troisième point : être soi, tout simplement, authentique. C’est peut-être un propos qui peut être entendu comme contradictoire voire impossible tant les fonctions de cadre sont exigeantes : entre régulation nécessaire des émotions et authenticité. Pour prendre l’exemple de la colère, il faut parfois être ou se mettre en colère, mais celle-ci doit être très ponctuelle et circonstanciée. Pour se mettre en colère, il faut assumer une forme de liberté à s’exprimer et à être soi. Sophie Galabru le catégorise dans les affects politiques, car elle permet de dénoncer un déséquilibre perçu ou une injustice. Ce n’est pas un affect lié au pouvoir, car il est inutile dans ses effets (peur, destruction ou séduction). Se mettre en colère est possible sous certaines conditions : atteintes des valeurs, fautes graves, etc. Tout est question d’adaptation et de flexibilité : savoir agir en situation de façon pertinente, responsable et compétente pour reprendre les termes de Guy Le Boterf. Être authentique consiste aussi à parler à la première personne du singulier. Illios Kotsou conseille de démarrer par la formule "je me sens". Se sentir, ce n’est pas juger. Être authentique, c’est donc savoir exprimer ses émotions à l’oral comme à l’écrit. La tenue d’un journal n’est pas une pratique courante. Il est demandé aux élèves de lire quotidiennement. Il serait possible de demander aux cadres de l’éducation d’écrire, de prendre dix minutes par jour pour écrire sur leurs états émotionnels. Le temps du partage doit ensuite venir. Il n’a pas vocation à être un temps institutionnel. Chacun doit pouvoir choisir les conditions du partage et l’informel est essentiel. Il ne faut pas rester seul,  même si le management est fondamentalement un travail solitaire.
Enfin, se jeter à l’eau, faire le premier pas, telles sont les invitations d’Alexandre Jollien. Il faut selon lui définir sa boussole, la direction à prendre pour avancer. La vie nous amène à accepter des hauts et des bas. Il est nécessaire de se souvenir toujours de cette orientation et d’être animé par l’idée du progrès intérieur. En termes moins poétique, il faut apprendre tout au long de la vie. Ne pas vouloir être fort, mais voir ce qui est. Le principe de réalité ne doit ni occulter les faits, ni les jugements et ni les sentiments. Je ne peux que formuler une invitation au développement de la sagesse pour (ré)apprendre à nager en eaux vives.