Le management humain - Grand entretien

Publié le 23 mars 2022

Laurent TASKIN est professeur à l’université catholique de Louvain et co-fondateur de la proposition du Management Humain. L’IH2EF l’interroge sur ce concept largement développé dans son ouvrage : Management Humain : une approche renouvelée de la GRH et du comportement organisationnel, de Taskin, L. et Dietrich, A. (2020) . 2e édition. Bruxelles : De Boeck, collection Manager RH.

Entretien réalisé en juin 2021

picto dialogue IH2EF : Comment définiriez-vous le Management Humain ?  

Laurent Taskin : C’est, d’abord, une alternative à la gestion des ressources humaines. Depuis une dizaine d’années, en effet, un nombre important de faits s’accumulent pour démontrer l’incapacité des modèles traditionnels de GRH de répondre aux défis auxquels font face les organisations aujourd’hui. Globalement, la GRH est critiquée parce qu’elle applique à la gestion des personnes et des organisations les préceptes classiques du management : la mesure, la planification, l’administration voire la gestion des ressources. Cette critique du management financiarisé, celui des indicateurs qui réduisent les personnes à des variables, est abondamment étayée : avec cette GRH-là, difficile d’attirer et de fidéliser les talents. La GRH traditionnelle est aussi critiquée car elle mobilise des théories (la motivation, par exemple), des modèles (la logique compétence ou la planification, par exemple) et une conception de l’humain (la ressource, l’être rationnel, calculateur, opportuniste) qui ont émergé dans les années 1950 à 2000 pour répondre aux enjeux de l’époque. Mais, aujourd’hui, les enjeux sont différents : il s’agit de la digitalisation, de l’individualisation ou de la place et du sens au travail. Afin de pouvoir y répondre, il faut renouveler la gestion des personnes et du travail et se détourner des recettes du passé. Le Management Humain naît donc d’une critique étayée et rigoureusement documentée des modèles existant sur lesquels se fonde la GRH traditionnelle. Mais il s’agit d’aller au-delà de la critique et de proposer une alternative -qui souffre aussi de certaines critiques- qui prolonge cette démarche critique et scientifique. Les fondements du Management Humain sont pluridisciplinaires, c’est important de le mentionner. Mêler les disciplines (l’économie, la gestion, la psychologie, la sociologie, la philosophie) et leurs apports en matière de travail et d’organisation permet aussi de comprendre les dynamiques organisationnelles dans leur complexité. Voilà les origines et la posture du Management Humain décrites. Définissons-le à présent.  

Le Management Humain est une proposition de renouvellement qui se nourrit de cette critique et qui repose sur trois piliers majeurs :

  • une conception renouvelée de l’être humain, considéré comme réflexif ;
  • une finalité première qui est la reconnaissance ;
  • un objet qui est le travail, le travail réel, c’est-à-dire le travail objectif, collectif et subjectif.

La définition du Management Humain est donc la suivante : il s’agit d’un ensemble d’activités humaines et sociales et de théories qui visent à intégrer les hommes et les femmes dans l’entreprise et où :

  1. la personne humaine est considérée comme un être réflexif, c’est-à-dire contribuant à définir des normes d’action collective au regard desquelles ses actions et celles d’une communauté de travail seront évaluées. Cette perspective traduit une recherche collective de confiance en ces normes, en l’autre et en soi-même ;
  2. l’objet du Management Humain est le travail ;
  3. et sa finalité : la reconnaissance. Il contribue ainsi à la ré-humanisation du travail.   

Le livre "Management Humain" synthétise et recense les travaux critiques de la GRH qui permettent de fonder le Management Humain, et c’est un travail d’envergure que nous avons mené ici. Chaque perspective classique est ainsi présentée, les critiques établies sont exposées et une alternative adaptée à la proposition du Management Humain est introduite. Par exemple, les théories de la motivation sont substituées par les théories de la reconnaissance et les modèles traditionnels de gestion stratégique des ressources humaines par une approche multi-acteurs au service de la finalité du Management Humain. Avant de chercher à "appliquer" le Management Humain, il faut donc se saisir de son projet, le comprendre et y adhérer.

picto dialogue IH2EF : Quelles distinctions faites-vous entre la GRH et le Management Humain ?

LT : La GRH s’inscrit dans une logique objectivante : son projet explicite est de gérer les ressources en qualité et en quantité afin de répondre aux besoins de l’entreprise. Derrière, il y a la réduction de la personne à une ressource et un calcul rationnel qui prime sur toute autre forme de référent. L’humain, les activités humaines et sociales se mesurent et cette mesure rend la gestion des ressources efficace.  

La GRH traditionnelle n’est toutefois pas sourde aux défis contemporains du travail et la plupart des entreprises indiquent se lancer dans le management participatif, le travail collaboratif ou la Transition sociale. Mais, si l’on ne change pas les fondements anthropologiques -c’est-à-dire si l’on continue à considérer les hommes et les femmes comme des "ressources", ces initiatives sont vaines voire trompeuses. Je suis frappé d’observer, çà et là, l’adoption de la terminologie "Management Humain" en simple substitution de "GRH", sans justification ou motivation- si ce n’est de moderniser ou de suivre une tendance dont, finalement, on ne cherche pas à savoir grand-chose. Les mêmes experts des RH deviennent experts du Management Humain et resservent les mêmes recettes : agilité par-ci, compétence par-là, gestion du changement ou collaboration…Or, entre la GRH et le Management Humain, vous l’avez compris, ce n’est pas qu’une question d’outillage : les fondements, les objets et les finalités sont différents. Le taire ou le nier, c’est manquer l’occasion de participer au renouvellement de ce champ et de ce domaine de la gestion.

Le Management Humain ne tire pas pour autant un trait sur la GRH et ce qu’elle a apporté, notamment en termes d’ingénierie et d’objectivation, mais il en complète les finalités, les principes et les objets. Ainsi, là où la GRH a pour finalités de contribuer à la performance économique de l’entreprise en créant de la valeur ajoutée, le Management Humain entend (ré)humaniser le travail en produisant du sens et de la reconnaissance. Là où la GRH tire sa légitimité de sa capacité à démontrer la création de valeur et le retour sur investissement des pratiques RH mises en œuvre, le Management Humain la trouve dans l’évaluation des pratiques mises en œuvre en termes de justice, de sens et de respect. Là où la GRH a pour objets les individus, les équipes, la mesure de la performance, les pratiques RH, le Management Humain se centre sur le travail, les expertises professionnelles, les métiers, les travailleurs.

picto dialogue IH2EF : Comment les différentes évolutions de l’organisation du travail et la GRH ont-elles évoluées par rapport à l’humain ?

LT : La GRH est apparue dans l’immédiat après-guerre, avec la logique bureaucratique. Il s’agissait d’organiser le travail et les procédures de gestion du travail et des personnes comme le recrutement et l’évaluation, de manière objective et standardisée. Plus tard, avec le développement de la logique de flexibilité, la GRH a développé de nouveaux outils permettant d’affiner la planification des ressources (c’est la logique compétence et la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, notamment). Jusqu’ici, l’humain a été considéré comme une ressource, si l’on conserve la métaphore économique, ou comme un capital, si l’on opte pour la métaphore financière apparue plus récemment (dans les deux cas, il s’agit d’assimiler les personnes humaines à une entité qui se mesure, se planifie ou se calcule). Toutefois, dans un contexte de digitalisation, on observe paradoxalement que les êtres humains revendiquent leur humanité et exigent d’être traités comme des êtres humains, pas comme des robots. La lutte pour la reconnaissance est particulièrement prégnante dans les organisations aujourd’hui. C’est dans une logique d’agilité, à un moment où les collectifs de travail sont particulièrement atomisés à force de télétravail, de bureaux paysagers et de management par les objectifs, que se développe le Management Humain comme une réponse à cette invisibilisation des personnes et des collectifs humains au travail. Certains travaux contemporains associent pratiques de GRH et déshumanisation ; la proposition du Management Humain est donc vectrice de réhumanisation. Parce que les salariés d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier, parce que la conciliation des activités et des rôles professionnels et privés compte, parce que la place et le sens du travail dans la vie ont évolué, parce que le contrat social entre l’employeur et l’employé n’apparaît plus aussi durable, notamment. Tout ceci concourt à ce que les salariés exigent d’être considérés et gérés comme des personnes humaines, avec dignité. La proposition du Management Humain est au service de cette dignité humaine autant qu’au service du projet de l’entreprise.

picto dialogue IH2EF : Quelles sont les finalités du Management Humain ?

LT : La finalité ultime est l’humanisation du travail, face aux constats exposés plus haut. Mais la principale finalité "opérationnelle" du Management Humain est la reconnaissance. C’est à partir de celle-ci que tout le reste peut advenir (sens, performance, fidélité…). Cette finalité tient directement de l’anthropologie du Management Humain qui est tirée des travaux du philosophe Axel Honneth et de ses théories de la liberté sociale et de la lutte pour la reconnaissance. Notre humanité tient, selon lui, à notre capacité à offrir et à attendre de la reconnaissance. La bienveillance qui caractérise le Management Humain n’est, dès lors, pas affaire de personnalité, mais caractérise la manière de gérer les personnes. Autrement dit, c’est en veillant à ce que tous les dispositifs de la gestion humaine de l’organisation produisent de la reconnaissance que l’on atteint cette finalité qui permet le travail humain ou sa ré-humanisation. Et ces dispositifs doivent nécessairement porter sur le travail réel, concret et sa triple expérience objective (le résultat, les compétences, les espaces…), collective (l’identification au groupe, la collaboration…) et subjective (l’engagement, l’émancipation, le sens ou le déni de sens…).  

Il est important de comprendre qu’il ne s’agit pas d’intentions ni de discours mièvres ("il faut mettre l’humain au cœur de l’entreprise") qui sonnent comme un emplâtre sur une jambe de bois. C’est très concret. Suivre la proposition du Management Humain implique nécessairement une remise en question, une sorte d'autodiagnostic, j’y reviendrai.

picto dialogue IH2EF : Quelle place pour le collectif dans la co-construction dans le Management Humain ?

LT : Le collectif est central. À contre-courant d’une GRH qui s’est individualisée dans ses pratiques de rémunération, de conditions de travail ou de gestion des carrières, avec pour conséquence une individualisation du rapport au travail et la dilution des liens communautaires au travail, l’anthropologie du Management Humain est collective. Il est bien entendu question d’autonomie, mais avant tout d’une autonomie collective, c’est-à-dire d’organiser le travail et les liens sociaux dans un environnement responsabilisant où l’autonomie individuelle s’exprime, mais au service du collectif et en tenant compte des interdépendances entre les personnes, les projets, les équipes. Si vous reprenez la définition du Management Humain, vous constatez que considérer la personne humaine comme réflexive signifie considérer qu’elle "contribue à définir des normes d’action collective au regard desquelles ses actions et celles d’une communauté de travail seront évaluées. Cette perspective traduit une recherche collective de confiance en ces normes, en l’autre et en soi-même." Le collectif, la participation, la codécision sont authentiquement en cohérence avec les fondements du Management Humain.  

picto dialogue IH2EF : Comment placer l’humain au cœur des actions managériales ?  

LT : Au niveau du management, il faut accepter de désinvestir certaines activités de "monitoring", de planification et de contrôle -pourtant considérées comme la "base" d’un "bon" management- pour valoriser l’expertise managériale et y investir davantage de temps. Par expertise managériale, j’entends le "management de proximité", ce que les anglo-saxons appellent le "people management". La gestion "de proximité" est celle qui est la plus pertinente pour "reconnaître" ses collègues, pour être au plus près d’eux, de ce qu’ils font, de comment ils le font, des questions qu’ils se posent. Malheureusement, trop souvent, les métiers du management ne sont pas considérés en tant que tels : cette responsabilité de gestion d’équipe et des personnes s’ajoute à d’autres responsabilités opérationnelles et sont peu valorisées et évaluées. Dès lors, les managers n’investissent pas suffisamment cette dimension de leur métier. Gérer l’humain, qui plus est avec bienveillance, c’est exigeant et cela demande du temps et de l’expertise.   

picto dialogue IH2EF : Comment mettre le Management Humain en œuvre ?  

LT : Il faut, d’abord, adhérer à ce que nous appelons "la conception de l’humain", c’est-à-dire les fondements anthropologiques du Management Humain : considérer les personnes comme des êtres réflexifs et non comme des ressources passives qui sont administrées et apparaissent dans des tableaux en équivalents temps plein à allouer ici ou là, en jours d’absence, en volume d’appels traités, etc. Ensuite, il s’agit de procéder au diagnostic des pratiques de GRH existantes et des politiques dans le cadre desquelles elles s’inscrivent. C’est un travail très stimulant. Il y a donc trois questions à se poser :

  1. Comment l’humain est-il considéré dans mon organisation ? Les politiques actuelles de GRH contribuent-elles à offrir de la reconnaissance ?
  2. Les pratiques de GRH portent-elles sur toutes les dimensions du travail : objective, collective, subjective ?
  3. Enfin, une dernière question mais non des moindres émerge : le management est-il équipé pour remplir ces missions ?