Lu pour vous : À propos de la philosophie en management

Publié le 03 mai 2022

Recension de l'ouvrage "À propos du management et d’un problème plus général", écrit par Ghislain Deslandes.

Couverture du livre A propos du management de G. deslandes


À propos du management et d’un problème plus général, Ghislain Deslandes, éd. PUF, 322 pages, Paris, 2020.

Cet ouvrage est publié hors collection aux Presses Universitaires de France. Son auteur, Ghislain Deslandes, est docteur en philosophie et habilité à diriger les recherches en gestion des affaires. Il est également diplômé de l’ESCP Business School où il enseigne actuellement le management et la philosophie ou, plus exactement, une approche philosophique du management. Il a occupé auparavant plusieurs postes de dirigeant d’entreprises dans le secteur des médias.

Recension d'ouvrage réalisée par Sébastien Kulemann, IA-IPR en économie et gestion.

En ouvrant ce livre de Ghislain Deslandes, que le lecteur ne craigne pas aborder là, malgré son titre, un pénible et ardu traité de management. Nous pourrions corriger la chose en parlant d’un ouvrage sur le management, mais nous n’y serions toujours pas. Car À propos du management et d’un problème plus général est un recueil de chroniques autour du management : de ce qu’il est, de ce qu’il n’est pas, de ce qu’il devrait être… L’auteur ne propose pas ici une nouvelle théorie du management ou une énième glose sur le management : il nous invite à discuter à propos du management : à travers une centaine d’analyses critiques d’ouvrages et d’articles scientifiques, transcriptions de chroniques présentées ces dernières années par lui-même sur la chaîne You Tube de Xerfi Canal, Ghislain Deslandes interroge les limites du management, de ses aspects les plus "stupides", de son influence sur la société, de la nécessité de le refonder en tant que concept et en tant que pratique.  

Un recueil de chroniques

Aussi peut-on lire le livre de Ghislain Deslandes, au hasard, tel ou tel article consacré au Traité des libres qualités du philosophe français Pascal Chabot, au Lire avec soin. Amitiés, justice et média d’Éric Méchoulan, spécialiste de la littérature des XVIIe et XVIIIe siècle, ou encore au Que faire des cons ? Pour ne pas en rester un soi-même du grand commentateur de l’œuvre de Spinosa, Maxime Rovère, en passant par le C’était mieux avant de Michel Serre. Chaque chronique est l’occasion, pour l’auteur, d’interroger l’ouvrage critiqué dans ce qu’il dit, consciemment ou non, du management aujourd’hui. 

Ghislain Deslandes, on l’aura compris, ne limite pas ses lectures aux seuls ouvrages de sciences de gestion, ni du reste à ceux de philosophie. Tous les champs des sciences humaines sont abordés avec la conviction que les "humanités", toutes les "humanités", interrogent le management.

Mais l’on peut également lire ce livre comme un roman : en commençant par le début, en terminant par la fin, car la place de chacune de ces chroniques dans la structure générale de l’ouvrage ne doit rien au hasard : encadrée par une introduction et une conclusion générales, trois parties le composent : en premier lieu, une dénonciation du "managérialisme" ("I. Des limites du negocium"), puis un panorama des enjeux sociétaux contemporains et de leurs rapports au management ("II. Critiques du capitalocène") et enfin une défense et illustration des humanités en général et leurs apports au management en particulier ("III. Perte de sens ou besoin d’humanité ?").

Chacune de ces trois parties est introduite par un court propos de l’auteur permettant de saisir l’unité des articles rassemblés ici.  

Ainsi est-il question, dans un premier temps ("Les limites du negocium") de montrer que le "managérialisme" - autrement dit le management conçu exclusivement dans une dimension matérialiste et utilitariste - entraîne nécessairement une "stupidité fonctionnelle" (Alvesson et Spicer, The stupidity paradox. The power and pitfalls of functional stupidity at work, 2016), dominée par la "calculocratie" des tableaux de bord. Une approche sans aucun sens, ni idéal de l’action : un simple negotium excluant tout otium.

Chiffres et nombres : une vision appauvrie de la complexité du réel

Dans un deuxième temps ("critiques du capitalocène"), Ghislain Deslandes nous convie, toujours au travers une série de chroniques, à nous interroger sur les dynamiques du monde actuel, et plus particulièrement la mondialisation, les préoccupations écologiques et la digitalisation. Quel rapport avec le management pourrait penser le lecteur ? Deslandes devance la question en expliquant, dans son propos introductif à cette deuxième partie, que l’action sur le monde du management et de la manière d’exercer son leadership "ne peuvent se passer d’un diagnostic sur ce même monde". Avouons que la réponse, un peu artificielle, semble surtout justifier une série d’articles les plus divers n’ayant d’autre point commun que celui de penser le monde ; raison pour laquelle l’auteur parle lui-même ici d’un "kaléidoscope un peu impressionniste". 

Quoi qu’il en soit, on lira avec plaisir, dans cette deuxième partie, les recensions de l’auteur consacrées au livre d’Emmanuel Todd, Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, à celui de Timothy Morton, La pensée écologique, ou encore – a priori plus surprenant dans un ouvrage parlant du management -, ou encore à celui de Régis Debray, Comment nous sommes devenus américains. Reconnaissons que l’ensemble de ces textes, autrement dit les choix d’ouvrages lus par l’auteur et sa présentation critique, dégage un pessimisme un peu inquiétant (et peut-être fondé) sur l’avenir du monde et particulièrement celui de l’Europe. Une prédiction inquiétante à la lumière de l’actualité la plus récente. 

Un état de l’Europe et du capitalisme construisant une morale de l’inquiétude

Fort heureusement  - et sans doute cela est-il voulu par l’auteur -, la dernière partie de l’ouvrage ("Perte de sens ou besoin d’humanité") vient en quelque sorte ouvrir des pistes et des voies de dépassement de cette vision inquiétante du monde. Ce que montre alors Ghislain Deslandes, c’est que ce désenchantement pose en creux la question du sens et de sa quête, en général bien-sûr, mais en management en particulier : pourquoi de plus en plus de jeunes issus de prestigieuses écoles de commerce renoncent-ils à une carrière toute tracée de managers au profit de métiers très différents et beaucoup plus modestes ? (Jean-Laurent Cassely, La révolte des premiers de la classe, 2019) Comment expliquer que l’épuisement au travail ou son désintérêt soit devenu endémique ? (Pascal Chabot, Global burn out, 2013). Une hypothèse est avancée : "Et si le sens de la vie professionnelle, le sens que nous donnons aux efforts au travail, était au cœur du développement économique ?" (Aaron Hurst, The Purpose Economy : personnal growth and communauty is changing the Word, 2014.)   

Manager, c’est lire, dire, écrire

Cette troisième et dernière partie est cependant elle-même conduite en deux temps. Car si la réponse à cette morale de l’inquiétude réside, selon l’auteur, dans la quête de sens, Deslandes entend bien s’engager au-delà en nous expliquant que cette recherche du sens, cette solution au désenchantement du monde, ne viendra pas de solutions internes aux organisations, en remplaçant par exemple le sens par le signe (Benoît Heilbrunn, 2003) ou, plus ridicule encore, en imaginant des fonctions de chief happiness officer (Edgard Cabanas et Eva Illouz, 2019). 

Ghislain Deslandes ne donne en effet guère crédit, dans l’analyse des ouvrages et textes choisis, à l’utopie des organisations humanistes autoproclamées. C’est que la quête de sens ne se trouve pas dans l’organisation mais dans le monde au sein duquel baignent les organisations et dans leurs rapports à ce monde : celui du rapport au travail, à la machine (Barbara Stiegler, 2019), celui du sens de la pensée (Gabriel Markus, 2019), celui surtout de "la critique de la critique" (Laurent de Sutter, 2019).

Qu’en aurait pensé Althusser ?  

Concluons, sous forme de clin d'oeil, sur ce que Louis Althusser aurait pu dire de l’ouvrage de Ghislain Deslandes. Probablement Althusser aurait-il affirmé, pour résumer la thèse de l’auteur, que la pensée du management, chez les théoriciens purs de la discipline (Peter Drucker et autres Mintzberg) fonctionne la tête en bas. Pour dégager de sa gangue mystique le noyau rationnel qu’elle contient, aurait-il pu écrire, il faut la renverser. Entendons par là que le management ne saurait être pensé par lui-même car se faisant, il s’applique à lui-même ses propres modalités de raisonnement, fondamentalement utilitariste et calculocratique. Voilà ce que Deslandes nomme très justement le managérialisme. 

Mais ne faire que cela serait ne faire qu’une critique des théories du management. Or l’urgence, nous dit Deslandes, est aujourd’hui de défaire le management de ce qu’il n’est pas : le management, ce n’est ni le contrôle, ni la planification, ni l’anticipation. Dans son essence pure, le management est coordination, motivation, partage des savoirs, enrichissement des relations, savoir vivre en commun… Et penser cela, aurait conclu Althusser, nécessite de percevoir le rapport dialectique que le management entretien avec la société, c’est-à-dire comment l’un détermine l’autre, mais aussi inversement, comment les valeurs sociales surdéterminent, plus ou moins consciemment, les pratiques et la pensée managériales. 

Pour une pensée du management post-critique

Deslandes nomme "postcritisme" cette mise en tension indispensable des questions managériales et sociétales ; une mise en tension que seules les humanités – d’autres parleraient ici des sciences humaines et sociales – permettent de dégager, de formuler, de poser en débat et de faire ainsi la différence entre le "sublime et la camelote" (Allam Bloom, L’âme désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale, 2018).

À l’heure des classements Excel®, des affectations d’élèves et d’étudiants par algorithmes et des enquêtes quantitatives toujours plus urgentes, le lecteur - acteur et cadre du système éducatif - trouvera dans l’ouvrage de Ghislain Deslandes, outre de nombreux sujets de réflexion sur sa propre pratique managériale, quelques réconforts dans la dénonciation de la "stupidité fonctionnelle" des organisations quand domine la "tyrannie des indicateurs de performance". Or, nous dit l’auteur, "[…] bientôt interpréter, décoder, contraster les situations et les contextes sera plus important que marmonner quelques poncifs issus de la langue informatique. Et gageons que l’École, ici comme ailleurs, aura un rôle central à jouer " (p.168). 

Puissions-nous, acteurs et cadres du système éducatif, lui donner raison.