Comprendre les laïcités dans les démocraties libérales

Publié le 21 septembre 2022

picto article  La laïcité est un principe d’organisation politique. C’est ce qui ressort de l’article 1er de la Constitution française de 1958, tout comme des travaux du Conseil des sages de la laïcité du ministère de l’Éducation nationale, et plus particulièrement de son rapport "Qu’est-ce que la laïcité ?" publié en janvier 2021. En revenant à cette essence même de la laïcité - elle est un "principe d’organisation politique" -, on peut alors comprendre comment elle se déploie et prend forme en France, bien sûr, mais également dans les autres démocraties libérales.

 

David KOUSSENS

David Koussens est professeur à la faculté de droit de l’Université de Sherbrooke où il est titulaire de la chaire de recherche Droit, Religion et Laïcité. Membre associé à l’étranger du Groupe-Sociétés-Religions-Laïcités (GSRL) du CNRS, ses travaux portent principalement sur les régimes de laïcité dans les sociétés francophones. Il a notamment publié L’épreuve de la neutralité. La laïcité française entre droits et discours (Bruylant 2015), et codirigé Religion, Law and the Politics of Ethical Diversity (Routledge, 2021), Nouveau vocabulaires de la laïcité (Classiques Garnier, 2020) et Les catholiques québécois et la laïcité (Presses de l’Université Laval, 2018).  

Portrait David Koussens

 

Toutes les démocraties libérales ont dû gérer plusieurs défis communs pour s’affirmer en tant que telles. Les États se sont progressivement positionnés et distancés d’Églises qui souhaitaient conserver une influence morale et politique sur les choix de société. Ce faisant, ils ont peu à peu, dans des contextes de diversité accrue, conforté leur autonomie à l’égard du religieux, mais aussi renforcé les fondements d’un État de droit protecteur des droits fondamentaux de la personne, à l’instar de l’égalité morale entre les citoyens et de la liberté de conscience et de religion. La laïcité n’est pas un principe propre à quelques rares sociétés particulières. Bien que marqués par des trajectoires historiques différentes, ses fondements sont identifiables dans toutes les démocraties libérales, celles-ci ayant été confrontées à un moment donné de leur histoire aux mêmes défis démocratiques . 

Le processus démocratique est en effet intrinsèquement lié au processus de laïcisation, les droits fondamentaux de la personne et le plein exercice de la souveraineté du peuple étant "équiprimordiaux" dans les démocraties libérales.  

D’une part, les droits conditionnent directement la souveraineté du peuple. Celui-ci doit en effet être composé "d’individus libres et égaux [et] ne peut exercer sa pleine souveraineté que dans un cadre respectueux de ces principes de liberté et d’égalité" [2]. D’autre part, c’est bien l’expression de la souveraineté du peuple qui "légitime la positivation des droits de l’homme [c’est-à-dire l’ancrage des droits de l’homme dans les droits nationaux] dans la mesure où la détermination des balises qui conditionnent leur identification, leur contenu, leur portée, leurs limites et leur compatibilité requiert la délibération démocratique" [3]. Cette "équiprimordialité"  (souveraineté du peuple/droits fondamentaux), impérative et essentielle en régime démocratique libéral, vaut également en régime de laïcité [4].  

Aujourd’hui, les travaux universitaires portant sur les régimes de laïcité dans le monde se rejoignent sur cette prémisse, et cela même s’ils prennent pourtant appui dans des univers théoriques différents. Quand le philosophe français Henri Pena-Ruiz affirme ainsi que la laïcité renvoie à "une souveraineté du peuple sur lui-même, dès lors qu’il ne se soumet à aucune puissance autre que celle dont il est la source" [5], le sociologue de la laïcité mexicaine Roberto Blancarte ne nous dit rien de moins. La laïcité correspond bien à "un régime social de coexistence, dont les institutions politiques sont essentiellement légitimées par la souveraineté populaire et non (plus) par des éléments religieux" [6].  

Dans ce contexte, la dépénalisation de l’avortement ou de l’homosexualité, l’abolition de l’interdiction de travailler le dimanche, les législations sur le suicide assisté ou les successives réformes du droit de la famille sont autant de mesures qui traduisent la perte de l’emprise des normativités religieuses sur la loi civile. Ici, il y a bien un transfert de légitimité qui renvoie au principe de séparation des Églises et de l’État, un principe qui n’a pas besoin d’être formalisé explicitement et en tant que tel dans une norme juridique, comme ce fut le cas en France en 1905 par exemple, pour être néanmoins effectif dans la gouvernance [7].  

Ce transfert de légitimité, c’est-à-dire cette réappropriation progressive de la souveraineté populaire s’accompagne alors nécessairement de la traduction constitutionnelle de la protection des droits fondamentaux, et notamment de la liberté de conscience et de religion. Ce double mouvement a été documenté dans de très nombreux contextes nationaux, tant en Europe qu’ailleurs dans le monde (États européens mais aussi Japon, Inde, Brésil, Mexique, États-Unis, Congo, Tchad etc).  

Dans tous ces contextes nationaux, les avancées laïques sont corrélées aux avancées démocratiques dans chaque État. La laïcité n’est jamais pure ou parfaite. Elle avance et recule au gré des évolution de la démocratie. On le voit aujourd’hui aux États-Unis où la remise en cause par la Cour suprême de l’avortement traduit un recul indéniable des principes démocratiques (influence du religieux sur la Cour, recul des droits fondamentaux), et par conséquent de la laïcité.

Une rapide illustration peut être donnée à partir du cas belge  

 

La laïcité belge

Les recherches d’historiens, de sociologues et de juristes belges ont retracé comment un principe de laïcité avait graduellement émergé dans la gouvernance politique et juridique, cela même s’il n’avait jamais été formalisé dans la Constitution de Belgique. Le magistrat au Conseil d’État de Belgique Xavier Delgrange rappelle ainsi que l’État belge est originellement laïque : "La Constitution belge adoptée en 1831 n’aurait pu accueillir la notion de laïcité, fût-ce pour la raison que le mot n’est apparu dans la langue française qu’en 1884, dans le dictionnaire Littré […] elle n’en n’a pas moins dès l’origine consacré les […] principes qui sont au fondement de la laïcité" [8]

Par ailleurs, dans un arrêt du 27 mars 2013, le Conseil d’État de Belgique a rappelé qu’ "il ressort de nombreuses dispositions constitutionnelles (principe d’égalité et de non-discrimination, égal exercice des droits et libertés par les femmes et par les hommes, indépendance des cultes et de l’État notamment) que le constituant a entendu ériger un État dans lequel l’autorité se doit d’être neutre, parce qu’elle est l’autorité de tous les citoyens et pour tous les citoyens et qu’elle doit, en principe, les traiter de manière égale, sans discrimination basée sur leur religion, leur conviction ou leur préférence pour une communauté ou un parti"9.

Il est ici à noter que l’article 181 de la Constitution belge oblige l’État à subventionner les cultes confessionnels, et depuis la révision constitutionnelle du 5 mai 1993, les organisations philosophiques non confessionnelles. La séparation des Églises et de l’État prend donc une forme très particulière en Belgique : elle n’est pas étanche sur un plan formel car l’État finance directement les cultes, à l’instar de ce que l’on observe dans de nombreux États européens ; elle est particulièrement aboutie dans la gouvernance, l’État belge ayant grandement opéré sa laïcisation par une séparation forte des normativités religieuses et civiles. À cet égard, l’État belge s’est laïcisé à travers des mesures comme la dépénalisation de l’avortement ou l’ouverture du mariage civil aux conjoints de même sexe par la loi du 13 février 2003. Il en a été de même avec l’adoption de la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie, puis son extension aux mineurs par loi du 28 février 2014.

 

Pour résumer, les travaux réalisés sur la laïcité dans les démocraties libérales montrent que ce principe d’organisation politique s’articule autour de :

  1. la séparation des Églises et de l’État, ou du transfert de légitimité à la souveraineté populaire ;
  2. la neutralité de l’État à l’égard des convictions et croyances religieuses des citoyens ;
  3. l’égalité des conceptions morales portées par les citoyens, même si celles-ci ne sont pas moralement ou socialement acceptées ;
  4. la liberté de conscience et de religion, juridiquement reconnue et garantie par l’État.  

Conclusion

Si la simple affirmation du principe de laïcité dans un texte constitutionnel ou législatif est certes symbolique, elle ne garantit pas pour autant l’effectivité de l’ensemble des principes qui en sont aux fondements dans la gouvernance politique et juridique. C’est en observant et retraçant dans la gouvernance d’un État les principes de séparation des Églises et de l’État, de neutralité de l’État, d’égalité et de liberté de conscience et de religion qu’on peut comprendre et analyser la laïcité émerge, se renforce ou recule dans les démocraties libérales.  

Mais il ne faut pas oublier que chacun des quatre principes ici énoncés peut être interprété différemment, selon les gouvernements politiques du moment, la situation géopolitique, la nature des relations que l’État entretient avec les groupes religieux etc. autant de contextes qui ne sont pas sans conséquences sur les multiples formes que peut alors prendre la laïcité selon l’État dans lequel on se trouve. La laïcité ne se conjugue pas au singulier. Il y a des laïcités.

Pour aller plus loin
  • Baubérot, Jean, Portier, Philippe et Milot, Micheline. 2014. Laïcité, laïcités : reconfigurations et nouveaux défis (Afrique, Amériques, Europe, Japon, pays arabes). Paris : Maison des Sciences de l’homme.
  • Blancarte, Roberto. 2013. Droits sexuels, catholicisme, sécularisation et laïcité au Mexique. In Normes religieuses et genre. Mutations, résistances et reconfiguration XIXème-XXème siècle, ed. Florence Rochefort and Maria-Eleonora Sanna. 137-150. Paris : Armand Colin.
  • Bucumi, Guy. 2022, Religions et pouvoir étatique en Afrique centrale, Paris, Mare & Martin.
  • Casanova, José. 2011. The Secular, Secularizations, Secularisms. Dans Rethinking Secularism, ed. Craig Calhoun, Mark Juergensmeyer et Jonathan Van Antwerpen. 55-67. New-York City: Oxford University Press.  
  • Date, Kiyonobu. 2020. Trajectoire de la laïcité au Québec au miroir du Japon. Dans Étudier le religieux au Québec. Regards d’ici et d’ailleurs. Dans Koussens, David, et al, 505-522. Quebec, Presses de l’Université Laval.
  • Ferrari, Alessandro. 2008. Laïcité et multiculturalisme à l’italienne. Archives de sciences sociales des religions 141: 145-146.
  • Koussens, David. 2015. L’épreuve de la neutralité. La laïcité française entre droits et discours, Bruxelles, Bruylant, coll. Droit et religion.
  • Massignon, Bérengère. 2007. Des dieux et des fonctionnaires. Religions et laïcités face au défi de la construction européenne. Sciences des religions. Rennes : Presses Universitaires de Rennes.  
  • Milot, Micheline. 2002. Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec. Bibliothèque de L’École des hautes études, Section des sciences religieuses 115. Turnhout, Brepols Publishers.  
  • Perry, Michael J. 2009. USA: Religion as a Basis of Lawmaking. On the Non-establishment of Religion? Archives de sciences sociales des religions 146 : 119-136.  
  • Proeschel, Claude. 2005. L'idée de laïcité: Une comparaison franco-espagnole. Paris : L’Harmattan.
  • Willaime, Jean-Paul. 2009. Les laïcités belge et française au défi de la laïcité européenne. In Politique et religion en France et en Belgique, Dans Francois Foret. 161-177. Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles.  

    _______________________________________________________________________________

    Retour au dossier laïcité

    Notes

    1. Micheline Milot, Laïcité dans le nouveau monde. Le cas du Québec, Turhnout, Brepols, 2002, p.24 et ss.
    2. Hugues Dumont et Mathias El Berhoumi - Droit constitutionnel. Approche critique et interdisciplinaire. Tome 1. L’État. Bruxelles, Larcier, coll. Droit public, 2021, p. 177.
    3. Id.
    4. Sur l’interdépendance entre démocratie et laïcité, voir également le philosophe français Guy Coq: "Faut-il changer la loi de 1905 ?", (2006) Hommes et migrations 1259, p. 43.
    5. Henri Pena-Ruiz, La laïcité, Paris, Flammarion, coll. "Dominos", 1998, p. 21.
    6. Robert Blancarte, "Un regard latino-américain sur la laïcité", dans Jean Bauberot et Michel Wieviorka (dir.), De la séparation des Églises et de l’État à l’avenir de la laïcité, Paris, Les Éditions de l’Aube, 2005, p. 248.
    7. Micheline Milot, La laïcité, Ottawa, Novalis, coll. "25 questions", 2008, p. 27.
    8. Xavier Delgrange (2020), "Faut-il enchâsser la laïcité politique dans la Constitution belge ?", Les cahiers du CIRC, no. 4, juillet, p. 9
    9. C.E., arrêt n° 223.042 du 27 mars 2013, V.2.6.