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La déontologie des agents publics du service public de l’enseignement au prisme de la laïcité

Publié le 21 septembre 2022

picto article Apparue sous la plume du philosophe utilitariste et jurisconsulte Jeremy Bentham dans son Essai sur la nomenclature et la classification des principales branches d’art et science [1], la déontologie peut se définir comme l’ensemble des règles et devoirs qui régissent une profession, notamment dans leur rapport aux clients et au public. La déontologie se distingue d’autres notions : ce n’est ni l’éthique, personnelle et relevant de l’autonomie et de la volonté, ni la morale, qui recouvre les principes qu’une société ou une culture propose à ses membres et se donne à elle-même.

 

Raphaël MATTA-DUVIGNAU

 

Maître de conférences en droit public, université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (Paris-Saclay), formateur, conférencier et expert auprès de l’IH2EF, co-directeur du Dictionnaire critique du droit de l’éducation, président de l’Observatoire du droit de l’éducation, co-organisateur d’un colloque sur "Le droit à l’éducation".

 

Rapportée à la fonction publique contemporaine, la déontologie [2] regroupe l’ensemble des dispositions qui entendent régir le comportement des agents publics et définir la façon d’agir pour servir l’intérêt général [3] ; elle se trouve enserrée dans un tissu de normes, constitutionnelles, législatives, réglementaires ou jurisprudentielles, dont le respect est soumis à l’appréciation du juge, principalement le juge administratif. La condition des fonctionnaires [4], rappelons-le, dépend d’un statut légal et réglementaire, lequel repose essentiellement sur les lois n° 83-634 du13 juillet 1983 et n°84-16 du 11 janvier 1984. Si le Statut général de la fonction publique s’est longtemps limité à l’affirmation de quatre grandes obligations déontologiques - obéissance, discrétion professionnelle, secret professionnel et consacrer l’intégralité de son activité professionnelle à son service -, la loi n°2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires impose désormais en plus que le fonctionnaire exerce ses fonctions avec "dignité, impartialité, intégrité et probité" ;  "Dans l’exercice de ses fonctions il est tenu à l’obligation de neutralité. Le fonctionnaire exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. À ce titre il s’abstient notamment de manifester, dans l’exercice de ses fonctions, ses opinions religieuses" ;  "Le fonctionnaire traite de façon égale toutes les personnes et respecte leur liberté de conscience et leur dignité". S’ajoutent en outre les obligations nées de la jurisprudence : devoir de réserve [5], loyauté et loyalisme [6], honneur et moralité [7].

Par ailleurs, les agents du service public de l’enseignement, sur lesquels pèsent depuis pu une obligation spécifique "d’engagement et d’exemplarité" [8], doivent œuvrer à la transmission, à la compréhension, à l’adhésion et au respect des "valeurs de la République" dont, on l’aura compris, la laïcité.

Dans cette étude, nous partirons du postulat selon lequel la bonne application de la laïcité dépend en grande partie de la maîtrise, par les agents, des règles qui régissent leurs activités. Dès lors, s’impose ici un tour d’horizon [9] des obligations déontologiques placées ses auspices de la laïcité, appuyé par de nombreuses illustrations jurisprudentielles.

Laïcité, neutralité et primauté de l’Intérêt général, phares déontologiques des personnels de l’enseignement

L’exigence de déontologie ne s’exprime pas seulement par l’énoncé pratique des devoirs professionnels. Elle est plus subtile. Parce qu’il est un serviteur de l’État, le premier devoir du fonctionnaire (ou de l’agent contractuel) est d’avoir toujours à l’esprit la primauté de l’Intérêt général sur les intérêts particuliers, sur les intérêts corporatistes et sur son intérêt personnel [10]. Il est traditionnellement admis que les "lois du Service public" [11] sont trois principes applicables à tous les services publics, dont celui de l’éducation nationale : mutabilité, continuité et égalité, lesquels connaissent des évolutions importantes dans leurs formes classiques et sont enrichis par l’émergence de nouveaux principes, comme la qualité, l’efficacité, la transparence, l’efficience, la participation…et la Laïcité.

Il est communément admis que les agents publics sont tenus à un "devoir de stricte neutralité, conformément à une représentation classique de l’État républicain exprimée à l’article 1er de la Constitution". La neutralité du service public doit donc être conciliée avec la liberté de conscience qui est un principe fondamental reconnu par les lois de la République [12]. Ces principes sont rappelés dans les articles 6, 7 et 18 du titre I du Statut général des fonctionnaires. Le respect du devoir de neutralité est à la fois une protection pour l’agent public et une limite à sa liberté d’expression : le principe de laïcité du service public est donc, entre autres, l’expression d’une neutralité religieuse [13]. Les personnels, quel que soit leur statut [14], sont donc soumis à cette stricte obligation dans l’exercice de leurs fonctions : le "principe de laïcité fait obstacle à ce qu’ils disposent, dans le cadre du service public, du droit de manifester leurs croyances religieuses" [15].  

En ce qui concerne l’articulation des principes de neutralité et de laïcité au sein du système éducatif, le Conseil d’État, dans son célèbre avis contentieux Mlle Marteaux, a clairement indiqué que le principe de laïcité s’oppose à ce que les agents puissent manifester leurs croyances religieuses dans le cadre du service public, l’attitude contraire constituant un manquement à leurs obligations [16]. Ce principe a été réitéré dans une circulaire ministérielle du 18 mai 2004 qui rappelle que les agents "sont soumis à un strict devoir de neutralité qui leur interdit le port de tout signe d’appartenance religieuse, même discret. Ils doivent également s’abstenir de toute attitude qui pourrait être interprétée comme une marque d’adhésion ou au contraire comme une critique à l’égard d’une croyance particulière" [17].

La laïcité, leitmotiv des obligations professionnelles des agents publics

Il ne s’agit pas ici de reprendre, in extenso, l’ensemble des devoirs et obligations auxquels sont soumis les agents publics. Nonobstant, l’on s’aperçoit que le respect du principe de laïcité constitue malgré tout un fil conducteur que les personnels du système éducatif ne peuvent ignorer.

Tout agent public est tenu à l’obligation d’obéissance hiérarchique. L’obligation d’obéissance hiérarchique sonne comme une évidence ; c’est même la première règle déontologique à respecter. L’article 28 du titre I du Statut général énonce assez clairement ce principe : "tout fonctionnaire [...] doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique". Le refus d’obéissance constitue une faute et justifie couramment - la jurisprudence administrative étant constante sur ce point - des sanctions disciplinaires. Concernant le champ de cette présente étude, disons simplement que l’agent est tenu d’obéir aux injonctions de sa hiérarchie de respecter la laïcité, mais également de respecter le contenu des programmes scolaires…quand bien même cela pourrait aller contre les convictions religieuses des élèves ou enseignants. L’article 25 du Statut général dispose qu’il "appartient à tout chef de service de veiller au respect de ces principes (déontologiques) dans les services placés sous son autorité. Tout chef de service peut préciser (…) les principes déontologiques applicables aux agents placés sous son autorité, en les adaptant aux missions du service". En outre, la Charte de la laïcité dans les services publics [18] rappelle que "le fait pour un agent public de manifester ses convictions religieuses dans l’exercice de ses fonctions constitue un manquement à ses obligations" et qu’"il appartient aux responsables des services publics de faire respecter l’application du principe de laïcité dans l’enceinte de ces services". Le respect des obligations déontologiques, comme la laïcité, constitue bien une obligation incontournable pour les agents publics, dont les supérieurs hiérarchiques sont les garants.

Tout agent public est tenu de contribuer à la continuité du service public. En matière d’absence sollicitée pour remplir des obligations religieuses [19], le juge administratif a rappelé qu’il est interdit aux fonctionnaires "de compromettre le bon fonctionnement du service public en choisissant des horaires à leur convenance pour remplir leurs obligations religieuses" [20]. Ainsi, lorsqu’elles sont refusées, les autorisations doivent l’être dans l’intérêt du service et motivées sur ce fondement. C’est la raison pour laquelle, par exemple, le refus d’autorisation d’absence pour se rendre à la mosquée chaque vendredi pourrait être annulé s’il s’avérait qu’il n’est pas justifié par l’intérêt du service [21].

Tout agent public doit être impartial. Les services publics ne peuvent être des outils de propagande dans un régime laïc. Rester neutre consiste à ne pas prendre parti ni à s’engager d’un côté ou d’un autre. Afin de garantir le principe d’égalité des usagers devant et dans le service public et afin de respecter leur liberté de conscience, tout agent doit traiter de façon indifférenciée les usagers et n’opérer aucune distinction basée sur la considération de leurs opinions.

Aucun agent public ne doit porter atteinte à l’honneur de l’Administration. Une manifestation des convictions religieuses dans le cadre du service constitue lors une faute pouvant être qualifiée de manquement à l’honneur professionnel [22]. Ainsi, le fonctionnaire qui persévère "à porter rituellement dans le service une coiffe destinée à manifester ostensiblement son appartenance religieuse et exprimer sa dévotion à un culte, comportement qui dénote une transgression délibérée du principe de laïcité, constitue un manquement à l’honneur professionnel qu’implique nécessairement la déontologie du service public" [23].  

L’obligation de réserve [24] constitue une dimension supplémentaire du principe de neutralité. Cette obligation contraint les agents publics à observer une retenue dans l’expression de leurs opinions, sous peine, à nouveau, de s’exposer à une sanction disciplinaire. Ainsi, bien que "le devoir de réserve […] s’impose à tout agent public" [25], le juge administratif apprécie la situation au cas par cas. L’autorité hiérarchique dont dépend l’agent devra donc apprécier si un manquement au devoir de réserve a été commis. En pratique, l’obligation de réserve est d’une portée différente selon qu’un enseignant exerce dans l’enseignement supérieur ou dans l’enseignement secondaire [26]. Ainsi, le "révisionnisme" et le "négationnisme" constituent une atteinte au principe de neutralité [27]. De même, lorsqu’un enseignant participe de manière active à une mouvance intégriste alors qu’il est tenu, au regard de sa qualité, de transmettre les valeurs de la République à ses élèves, sa révocation est légitimement motivée par le non-respect du devoir de réserve [28].

Des obligations déontologiques spécifiques aux enseignants-chercheurs [29]. Si une partie de la déontologie applicable aux enseignants chercheurs figure dans le Statut général, d’autres fondements figurent dans le Code de l’éducation dont l’article (art. L.952-2) qui leur impose la double obligation de "tolérance et d’objectivité".

Les "tiers" participant au service public de l’éducation nationale, entre libertés et obligations.
Le respect de la laïcité dépend aussi de ce que l’autorité administrative permet aux autres de faire ou de ne pas faire. Or, au sein du système éducatif, la question des personnes qui apportent leur concours, occasionnellement et volontairement, au service public, principalement les parents [30], lesquels ne sont naturellement pas soumis au respect des obligations déontologiques applicables aux agents publics, est primordiale. Ces rappels sont importants car il appartient, devant une situation conflictuelle, à l’autorité administrative compétente (principalement le chef d’établissement) de prendre les décisions qui s’imposent afin de faire respecter le principe de laïcité, sa déontologie est donc en jeu. Il revient au chef d’établissement d’autoriser ou non, le cas échéant, l’aide que propose d’apporter un aspirant accompagnateur. En l’état actuel du droit, le principe est le droit [31], pour les accompagnateurs, d’arborer un signe religieux pendant qu’ils accompagnent les élèves, l’exception est la possibilité pour le chef d’établissement de ne pas autoriser un parent à accompagner les élèves lors d’une activité pédagogique ou, à tout le moins, de l’autoriser sous réserve qu’il s’abstienne de manifester son appartenance ou ses croyances religieuses le temps de l’activité, lorsque des considérations tenant à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service l’imposent. Ainsi, si les accompagnateurs ne sont pas, par principe, soumis à la règle de neutralité lorsqu’ils interviennent dans le cadre de sorties scolaires à l’extérieur de l’école, en revanche, ils doivent s’y conformer lorsqu’ils participent à des activités qui se déroulent à l’intérieur des classes et dans le cadre desquelles ils exercent des fonctions similaires à celles des enseignants : les juges administratifs ont ainsi admis l’interdiction faite à des mères d’élèves portant le "voile" de pénétrer dans les salles de classes et de participer aux activités des enfants (en l’espèce un rallye) [32]. Cette solution trouverait à s’appliquer également pour les parents et/ou intervenants extérieurs venant proposer aux élèves des ateliers, conférences (éducation à la sexualité par exemple, lutte contre les discriminations, etc.). Une chose est certaine : la mise en œuvre de ces règles n’est pas simple…

L’exercice contrarié de certaines libertés au nom de la laïcité

Avec une once de provocation, la laïcité serait une "empêcheuse de tourner en rond". En effet, les agents bénéficient de plusieurs libertés reconnues et consacrées par les textes et la jurisprudence, mais leur exercice se voit limité, encadré, parfois restreint, au nom de la laïcité. Dès lors, c’est un savant dosage qu’il convient de trouver afin d’assurer une compatibilité raisonnée entre tous ces principes afin de se conformer, toujours et encore, aux obligations professionnelles.

La liberté d’expression [33] est garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 : "la libre communication des pensées et des opinions" qui constitue "un des droits les plus précieux de l’homme". En conséquence, cette disposition reconnaît à tout citoyen le droit de "parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de cette liberté dans les cas déterminés par la loi". Si les agents publics bénéficient évidemment de cette liberté, l’exercice de cette dernière doit être concilié avec plusieurs obligations professionnelles déjà mentionnées. Il n’est donc pas possible d’exprimer sans limite et sans contrôle, pendant l’exercice de ses fonctions, ses opinions, au risque de perturber le fonctionnement du service et de commettre, in fine, une faute disciplinaire. Tel est le cas, par exemple, de celui qui se livrerait à un prosélytisme religieux en service [34]. Ainsi, l’enseignant ne peut pas faire de sa fonction un instrument ou une occasion de propagande quelconque car il est astreint au devoir de stricte neutralité. C’est aussi ce qu’a rappelé la Cour administrative d’appel de Marseille [35] à propos d’un enseignant qui avait distribué à plusieurs classes des tracts émanant d’une association contre l’avortement et dénonçant l’IVG ainsi que plusieurs moyens de contraception.

La liberté de culte. Sans revenir sur les principes juridiques évidents consacrant la valeur constitutionnelle de la liberté de culte, il est évident que chaque agent public est libre de pratiquer ou non un culte et d’adhérer, ou non, à une religion. La question pourrait se poser à propos de l’appartenance à un mouvement sectaire : si cette dernière ne peut, à elle seule, autoriser une sanction disciplinaire, l’autorité investie du pouvoir disciplinaire peut sanctionner un agent coupable de prosélytisme religieux (il faut alors le démontrer) en raison en particulier de l’appartenance à un mouvement sectaire [36].

La liberté de manifester sa religion. La Cour européenne des droits de l’homme a plusieurs fois rappelé que la liberté de manifester sa religion est un droit fondamental [37] qui peut légalement faire l’objet de restrictions. La question se pose principalement au regard du port de signes religieux. Or, comme nous l’avons déjà soulevé, le respect de l’obligation de neutralité interdit aux agents publics le port de signes religieux [38]. Dans son avis précité Mlle Marteaux, le Conseil d’État a précisé que cette interdiction s’imposait à tous les agents, quels que soient leur statut, le service où ils sont affectés ou la fonction exercée, que la personne soit ou non en charge de fonctions d’enseignement : "le fait pour un agent du service public de l’enseignement public de manifester dans l’exercice de ses fonctions ses croyances religieuses, notamment en portant un signe destiné à marquer son appartenance à une religion, constitue un manquement à ses obligations". L’interdiction du port de signes religieux concerne tant les signes ostensibles que discrets. Le juge administratif a, par la suite, intégré non seulement les signes et tenues dont le port par lui-même exprime ostensiblement une appartenance religieuse sont interdits, mais aussi ceux dont le port ne manifeste ostensiblement une appartenance religieuse qu’en raison du comportement de l’agent [39]. On précisera également que la neutralité s’étend aux membres des jurys de concours ou d’examen.

La liberté pédagogique des enseignants du secondaire. Apparue dans la loi en 2005, la liberté pédagogique [40] est encadrée par l’article L. 912-1-1 du code de l’éducation : elle doit s’exercer "dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l’éducation nationale et dans le cadre du projet d’école ou d’établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d’inspection". Elle peut s’entendre comme la possibilité pour un enseignant de choisir librement les méthodes, moyens et pratiques dont l’objet est d’assurer l’acquisition, par les élèves, d’un contenu fixé par les programmes nationaux ; elle garantit l’autonomie des enseignants relativement à leurs choix pédagogiques face à leur hiérarchie et aux parents d’élèves, dans la limite des directives nationales, du contenu des programmes et des choix pédagogiques des établissements scolaires. En tout état de cause, cette liberté n’autorise pas à se soustraire aux obligations attachées à la qualité de fonctionnaire et, à ce titre, se situe au croisement du devoir d’obéissance hiérarchique, de la neutralité - donc de laïcité - et de l’obligation de réserve. En vérité, les nombreuses limitations que connaît la liberté pédagogique s’expliquent par les enjeux spécifiques que rencontrent les enseignements du primaire et du secondaire (élèves jeunes, influençables, etc.). Le Conseil d’État a ainsi validé la suspension d’un enseignant ayant tenu des propos négationnistes [41] ; la haute juridiction administrative rappelle aussi régulièrement que le principe de laïcité impose que l’enseignement soit dispensé dans le respect de la neutralité par les enseignants [42]. En vérité, le juge refuse parfois de qualifier certains propos de "pédagogiques" afin d’écarter la protection apportée par la liberté pédagogique et de les sanctionner sur le fondement du principe de neutralité et de laïcité [43].

La liberté d’expression des universitaires [44], corrélée à la "liberté académique" [45], a pour fondement l’article 11 de la Déclaration de 1789, mais aussi l’article L 952-2 du Code de l’éducation :"Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité". Dans sa décision de 1984, le Conseil constitutionnel considère que le droit à la liberté de communication des pensées et des opinions ne saurait être limité "que dans la seule mesure des exigences du service public en cause" dont l’intérêt même justifie que "la libre expression et l’indépendance des personnels soient garanties" [46]. Les universitaires ne sont ni tenus au devoir de réserve, ni au respect d’une stricte neutralité (dite laïcité) dans leurs propos comme le sont les enseignants du secondaire, pour la simple raison qu’ils s’adressent à des étudiants et non à des élèves. Autre justification : comme le souligne le Conseil constitutionnel [47], la liberté d’expression participe de la fonction même de la science ; une activité scientifique limitée dans son expression ne remplirait pas son rôle social. Pour autant, les universitaires ne peuvent pas "abuser" de leur liberté. Ils sont tenus à une obligation "d’objectivité et de tolérance". Ceci signifie qu’ils ne doivent pas se livrer à un discours de propagande ou étranger à leurs enseignements [48]. Ils doivent respecter une méthode, adaptée à la discipline. Pour toutes ces raisons, le droit d’enseigner dans les établissements d’enseignement supérieur publics n’a jamais été interdit aux clercs, religieux et religieuses ; les principes de neutralité et de laïcité ne s’opposent pas non plus à l’éligibilité d’un prêtre, professeur des universités, en qualité de président d’université [49]. En revanche, les universitaires ne sont pas dispensés de respecter…la loi pénale : un chercheur qui contribue à une campagne négationniste et soutient des thèses antisémites commet un manquement aux obligations de tolérance et d’objectivité [50].

Le secret de la correspondance et l’utilisation des nouvelles technologies. Si le secret des correspondances [51] a été qualifié de liberté fondamentale par la Cour de cassation [52] et le Conseil d’État [53], le fait pour un agent d’utiliser, à des fins étrangères au service, les moyens mis à sa disposition pour l’exercice de ses fonctions, présente le caractère d’une faute [54] : le fait d’utiliser une adresse électronique professionnelle au profit d’une association religieuse dont un agent est membre constitue "un manquement au principe de laïcité et à l’obligation de neutralité qui s’impose à tout agent public" [55].

L’atteinte à la laïcité : un manquement, constitutif d’une faute

L’ensemble des prescriptions rappelées supra sont introduites dans un ordonnancement juridique complexe dont le juge, principalement administratif, est le garant. Dès lors, le respect des obligations déontologiques - dont la laïcité - représente l’une des faces du respect du principe de légalité, caractéristique de notre État de droit. Toute violation est donc susceptible d’entraîner une sanction.  

D’une part, le non-respect du principe de laïcité par un agent constitue un manquement aux obligations professionnelles, susceptible d’être qualifié de faute disciplinaire et exposant le contrevenant à une procédure idoine [56] pouvant aller jusqu’à la révocation. Que l’on comprenne bien : la faute ne constitue pas dans telle ou telle croyance, ni même dans la révélation de telles opinions, mais bien dans le prosélytisme, la manifestation ostentatoire d’appartenance et, le cas échéant, la violation de principes supérieurs comme l’égalité, la neutralité ou encore, entre autres, la continuité du service. L’avis Mlle Marteaux a par ailleurs affirmé qu’"en cas de poursuite disciplinaire, la sanction prononcée doit être proportionnée à la faute et tenir compte des circonstances de l’espèce telles que la nature des fonctions exercées, la réitération du manquement malgré des rappels à la règle, le degré d’ostentation du signe d’appartenance religieuse, le port de ce signe au contact du public, la vulnérabilité du public, etc.". En conséquence, le refus d’un agent contractuel d’enlever, pendant l’exercice de ses fonctions, le voile religieux, constitue une faute grave de nature à justifier son licenciement pour motif disciplinaire [57] ; des faits identiques peuvent motiver le non-renouvellement d’un contrat [58].

D’autre part, et nous ne ferons que les évoquer ici : d’un côté, une atteinte volontaire à la laïcité, entraînant de graves préjudices pour les "victimes", pourrait constituer, au sens de la jurisprudence, une "faute personnelle" [59] susceptible d’engager la responsabilité personnelle de l’agent concerné (et non pas la responsabilité du service) devant les juridictions judiciaires ; d’un autre côté, les décisions qui sont prises peuvent contrevenir au principe de légalité et porter atteinte à des droits, et une violation de la laïcité à cette occasion serait susceptible de faire l’objet d’un recours contentieux devant les juridictions administratives.

En tout état de cause, pour anticiper et prévenir toute difficulté, les agents publics peuvent bénéficier du soutien d’instances spécifiques des "référents déontologues", locaux, académiques ou nationaux [60].

Au crépuscule de cette étude, nous insistons sur l’importance d’une maîtrise, par les agents, de leurs droits et des règles inhérentes à leurs obligations professionnelles, valeurs "refuges" leur permettant, dans la plus grande majorité des situations, de trouver une réponse adaptée et satisfaisante à une situation conflictuelle. Toutefois, aujourd’hui, la multiplication des normes et le profond mouvement de subjectivisation des droits sont souvent facteurs d’insécurité juridique. Partant, certaines hypothèses ou situations ne peuvent se régler uniquement que par le droit, même si y recourir doit être le premier réflexe. Pour décider en situation "complexe", l’agent public, dépositaire de l’Intérêt général et des valeurs républicaines, doit être conscient que parfois, le pragmatisme, le bon sens et le discernement restent ses meilleurs alliés.

 

Cet entretien est extrait du dossier La laïcité et les valeurs de la République de l’école à l’université.

Notes

1. J. Bentham, Déontologie ou science de la morale, Paris, Charpentier Libraire éditeur, 1834.
2. Pour de plus amples développements sur la déontologie, nous renvoyons au webinaire Les mardis de l’IH2EF - Déontologie : enjeux et application dans le cadre de l’enseignement scolaire et supérieur de mai 2021 que nous avons co-piloté.
3. G. Waiss, "Déontologie", in Dictionnaire critique du droit de l’éducation, tome 1 (dir. P. Bertoni et R. Matta-Duvignau), Paris, 2022, Mare & Martin.
4. Les agents publics contractuels sont également concernés par le respect des obligations déontologiques.
5. F. Melleray, "L’impossible codification de l’obligation de réserve des fonctionnaires ?", AJDA, 2013 p. 1593.
6. E. Delage "La loyauté de l’administration", Revue générale du droit. Etudes et réflexions 2015 numéro 1.
7. B. Beigner, "L’honneur et le droit", LGDJ, anthologie du droit p. 397. 8. Cf. art. 1er de la loi n° 2019-791 du 26 juillet 2019 relative à l’école de la confiance.
9. La plupart des illustrations jurisprudentielles présentées ici sont issues de "cas" provenant de l’éducation nationale. Par ailleurs, nous emploierons ici le privilège d’avoir, avec P. Bertoni, co-dirigé le Dictionnaire critique du droit de l’éducation, tome 1 enseignement scolaire, tome 2 enseignement supérieur, Paris, 2022, Mare & Martin. Plusieurs entrées de ce dictionnaire seront ici exploitées et mentionnées.
10. Cf. A. Taillefait, "Neutralité religieuse" et F. De la Morena, "Laïcité (généralités)", in Dictionnaire critique…, tome 1.
11. Dégagées et théorisées, par le professeur L. Rolland.
12. Cons., 23 déc. 1997, déc. n° 77-87 DC, Liberté de l’enseignement.
13. A. Taillefait : "La neutralité religieuse de l’agent public", in R. Letteron [ss dir.], La laïcité dans la tourmente : colloque 17 oct. 2017, éd. du CNRS, coll. Libris, 2018 ; "Fonction publique de l’Etat. Obligations des agents publics", in JurisClasseur Administratif Fasc. 183.
14. Cass. Ch. soc. 19 mars 2013, CPAM de la Seine-Saint-Denis.
15. Art. 1er de la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires.
16. CE, avis, 3 mai 2000, Marteaux.
17. Circ. 18 mai 2004, relative à la mise en œuvre de la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004.
18. Circ. fonct. publ. n° 5209/SG, 13 avr. 2007.
19. J. Barthelemy, "La liberté de religion et le service public", RFDA, 2003, p.1066.
20. TA Fort-de-France, 19 juin 1976.
21. CE, 16 févr. 2004, Ahmed B. c/ OPHLM Saint-Dizier, n°264314.
22. TA Melun, 2 juin 2009, n° 0703768, A., à propos d’un surveillant d’externat qui faisait sa prière en compagnie d’élèves dans une salle de classe.
23. TA Lyon, 8 juill. 2003, n° 0201383, Nadjet Ben Abdallah.
24. A. Taillefait, JurisClasseur Administratif Fasc. 183 précité.
25. CE. 28 juillet 1993, Marchand, n° 97189.
26. CE 8 nov. 1955, min. Éduc. nat. c/ Rudent.
27.TA Nantes 27 juin 2002, validation de la révocation d’un professeur d’histoire au collège ayant exposé à des élèves les thèses de chercheurs révisionnistes et négationnistes relatives à l’extermination dans les camps nazis. Le rapport disciplinaire mentionne que l’enseignant "ne respecte pas ses obligations et la déontologie de la profession …faisant fi du principe de laïcité… ".
28. TA de Rennes 23 mars 2018 n°1701338.
29. E. Aubin, "Déontologie (enseignants-chercheurs)", in Dictionnaire critique…, tome 2.
30. F. Poulet, "Accompagnateurs", in Dictionnaire critique…, tome 1.
31. TA Nice, 9 juin 2015, Mme D. On se souvient de la jurisprudence divergente du TA Montreuil, 22 nov. 2011, Osman. Cf. Étude adoptée par l’assemblée générale du Conseil d’État le 19 décembre 2013.
32. A. Taillefait, "Régime juridique de la vie scolaire", JurisClasseur Administratif, Fasc. 233-10.
33. A. Taillefait, "Fonction publique de l’État. – Libertés publiques", JurisClasseur Administratif, Fasc. 188.
34. TA Versailles, 7 mars 2007, n° 05044207.
35. CAA Marseille 5 mai 2015 n°14MA02048.
36. TA Melun, 15 févr. 2005, n°01-3630-5.
37. Conv. EDH, art. 9 § 2.
38. O. Bui-Xuan, "Signes religieux", in Dictionnaire critique…, tome 1.
39. CAA Versailles, 6 oct. 2011, n° 09VE02048, Abderahim, à propos du port d’un bandana assimilé à un signe religieux.
40. G. Talpin, "Liberté pédagogique", in Dictionnaire critique… tome 1.
41.CE, 22 novembre 2004, n° 244515.
42. CE, 18 octobre 2000, n° 213303.
43. TA de Poitiers, 20 septembre 2017, n° 1500508 et 1501269.
44. J. Morange, "Liberté d’expression des universitaires", in Dictionnaire critique…, tome 2.
45. H. Rabault, "Liberté académique", in Dictionnaire critique…, tome 2. Cf. aussi B. Toulemonde, Les Libertés et franchises universitaires en France : Thèse de doctorat en droit, Lille II, 1971, 2 t., dactyl.
46. Cons. Const., DC n°83-165 du 20 janv. 1984, Libertés universitaires.
47.DC n° 93-322 DC du 28 juill. 1993, Loi relative aux établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel.
48.CE, 21 juin 2019, n°424582, Université Grenoble Alpes.
49. TA Strasbourg, 14 déc. 2017, n° 1703016, SNESUP ; P.-H. Prelot, "L’université publique et la laïcité", AJDA n° 24/2017, p. 1375.
50. B. Bernabe, "Liberté et déontologie universitaire", AJDA 2014 p.1904.
51. Y porter atteinte est réprimé par le code pénal : art. 226-15 et 432-9.
52. Cass. soc., 2 oct. 2001, n° 99-42.942, Sté Nikon France SA.
53. CE, 9 avr. 2004, n° 263759, Vast.
54. CAA Douai, 2 déc. 2010.
55. CE, sect., 15 oct. 2003, O., n° 244428. 56.Cf. art. 19 de la loi n° 83-634, art. 66 et 67 de la loi n° 84-16 et décret n° 84-961 du 25 octobre 1984. Pour les agents contractuels, cf. aussi le décret du 17 janvier 1986. Voir, P. Allal et M.-C. Laguette, "Sanctions, suspension et retrait d’emploi des fonctionnaires de l’éducation nationale" et C. Connan, "Les agents contractuels participant au service public de l’éducation", in Dictionnaire critique…, tome 1 ;
56. E. Aubin, "Discipline (enseignants chercheurs)", in Dictionnaire critique… tome 2. Cf. aussi C. Fernandes, "L’application du principe de laïcité à l’enseignement supérieur : quand le juge élude la difficulté", AJFP 2018, pp.168.
57. CAA Versailles, 23 févr. 2006, n° 04VE03227, Rachida E. c/ Cne Guyancourt.
58. TA Paris, 17 oct. 2002, n° 0101740/5, Ébrahimian.
59. Tribunal des Conflits, 30 juillet 1873, Pelletier, n° 0035.
60. Cf. F. De la Morena, "Le conseil des sages de la laïcité", in Dictionnaire critique…, tome 1.