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La politique de la ville et les jeunes : entretien flash avec Thibault Tellier

Publié le 11 avril 2024

Thibault Tellier est professeur des universités à Sciences Po Rennes.
L’IH2EF l’interroge au sujet de ses différents écrits et de sa spécialité sur l'histoire urbaine contemporaine où il a notamment évoqué la question de la dangerosité sociale des banlieues populaires, mais également la place des jeunes au sein de ces territoires. Une perception qui a évolué dans le temps.

Entretien réalisé par l'IH2EF en janvier 2024

picto dialogue La politique concernant la jeunesse est une des plus anciennes, pouvez-vous nous expliquer sa genèse ?

Thibault Tellier : Il faut quasiment remonter au Moyen-Âge pour en trouver la genèse, à une époque où alors évidemment il n’existe guère d'action publique au sens où on l’entend aujourd’hui. Le principal souci dès cette époque pour les pouvoirs, qu’ils soient locaux ou nationaux, c'est de canaliser les jeunes que l'on suspecte pour certain d’entre eux d'être plus ou moins des déviants par rapport aux normes de la société. Le problème se pose donc très tôt et il va se poursuivre quasiment jusqu'à aujourd'hui. On peut ainsi tirer le fil des politiques d’intégration des jeunes dans la société comme l’a fait l’historien Ivan Jablonka.

picto dialogue Comment ont évolué les représentations supposées de la dangerosité sociale des jeunes ?

TT : De ce point de vue, il y a des déviances supposées en milieu rural comme il y a des déviances supposées en milieu urbain, il ne faut jamais l'oublier. En ce qui concerne plus spécifiquement le milieu urbain, la question remonte plus spécifiquement au développement industriel et urbain du 19e siècle. On constate alors le développement de représentations négatives vis-à-vis de certains de ces jeunes, surtout les jeunes ouvriers, qui ne sont en rien des jeunes qui vivent en marge des lois au sens où nous l'entendons aujourd'hui mais qui sont censés toutefois représenter un danger potentiel pour l’organisation de la société, du moins telle que les pouvoirs de l’époque l’entendent.
C’est par exemple le cas de ceux que l’on surnomme “les Apaches”, c’est-à-dire ceux qui, pense-t-on, se livrent à des exactions, notamment quand ils viennent à Paris le samedi soir. S'ils viennent à Paris le samedi soir, cela suppose qu’ils n'y vivent pas mais qu'ils viennent des banlieues limitrophes, ce qui est aussi une marque en soi de cette stigmatisation sociale. Dès lors, on portera une attention plus soutenue en direction des jeunes qui vivent dans les grands ensembles. Une forme urbaine qui inquiète également les pouvoirs publics en raison de son caractère collectif.

picto dialogue Comment est-on passé de cette stigmatisation du jeune "à problème" au jeune "comme problème" comme vous le soulignez vous-même ?

TT : effectivement c'est toute la perspective de la construction d'une politique publique dédiée à la catégorie des jeunes des grands ensembles et qui connait un tournant dans les années 1990. On a d'abord perçu ces jeunes comme une richesse (nous sommes dans la période du baby-boom). Il convient toutefois d’être attentifs à leurs comportements sociaux. Il faut les “occuper” selon la terminologie des années 1960-1970. Pour cela, on va multiplier les équipements socioculturels dans les grandes cités HLM mais aussi plus largement sur l’ensemble du territoire national dans le cadre de la planification. Cette politique se poursuit avec la première ébauche de la politique de la ville en 1981 impulsée par la Commission nationale pour le développement social des quartiers. On développe également toute une série de mesures spécialement destinées aux jeunes afin de faciliter leur insertion dans la société : les zones d'éducation prioritaires, les missions locales pour l'emploi, les vacances aussi qu'on offre à ces jeunes pour leur proposer d'autres perspectives que celle de rester dans leurs cités.
À partir des années 1990, cette représentation positive se dégrade, aux yeux de l'opinion publique mais aussi des pouvoirs publics. Cela conduit globalement à faire évoluer les représentations du "jeune à problème" (ce que François Dubet décrit dans son livre La galère publié en 1987) au jeune comme un problème en soi et qu'il faut traiter comme tel. D'où des politiques qui sont plus coercitives finalement qu'elles ne pouvaient l’être durant la décennie précédente. On peut penser que cette évolution est due en partie à la généralisation des émeutes urbaines au cours des années 1990 ainsi qu’à une certaine impasse des politiques de lutte contre le chômage qui touche en particulier les jeunes issus des quartiers populaires.

picto dialogue En quoi l’Éducation nationale doit-elle ou peut-elle être un partenaire de la politique de la ville ?

TT : Je dirais même que l'Éducation nationale est le partenaire principal puisque c'est précisément dans ses murs, celle des écoles, des collèges, des lycées que ces jeunes vivent pour une bonne partie de la journée. Dès le début de la politique de la ville, les pouvoirs publics ont voulu faire de l'Éducation nationale un partenaire effectivement privilégié pour appréhender le devenir social de ces jeunes. On peut comme cela dérouler le fil jusqu'à aujourd'hui avec notamment les cités éducatives qui viennent s'inscrire après une longue série de mesures prises conjointement par la politique de la ville et par l'Éducation nationale. D'ailleurs quand on regarde les archives de la politique de la ville, on voit pas mal de signatures communes d'arrêtés ministériels, de décrets ministériels, intéressant la question des jeunes.

picto dialogue Pouvez-vous nous indiquer des ressources ou des sites internet pertinents pour les collègues cadres qui souhaitent s'informer davantage ?

TT : Il y a d'abord le site du Comité d'histoire de la politique de la ville, auquel je collabore activement. J’ai d’ailleurs proposé pour la première année de séminaire de s’intéresser tout particulièrement à la question des jeunes et la politique de la ville parce qu'il me paraissait fondamental d'aborder cette question en priorité.
Il en existe plusieurs. Tout d’abord bien sûr celui du Comité d’histoire qui mettra bientôt en ligne les compte-rendus des séances du séminaire que j’évoquais à l’instant. Le site de l’Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire (INJEP) est également tout à fait fondamental dans la mesure où l’éducation populaire a joué et joue encore un grand rôle auprès des jeunes des quartiers populaires. Il produit de nombreuses études, dont certaines, certes anciennes me semblent toujours pertinentes et devraient être lues ou en tout cas relues. Je vous signale également la revue Diversité, revue d’actualité et de réflexion sur l’action éducative.