Isabelle Barth
Professeure agrégée des Universités en science de gestion et conférencière.
Chercheuse en sciences du management, elle est reconnue pour son expertise en management de la diversité, conduite du changement et comportements organisationnels émergents. Elle a dirigé l'École de Management de Strasbourg, puis l'INSEEC Business School.
Elle est également auteure de plusieurs ouvrages, dont "Manager la diversité" publié aux éditions Dunod, qui explore les enjeux du management inclusif en entreprise.
Conférencière active, elle aborde des thématiques variées telles que récemment le concept de simplexité qu’elle relie avec agilité à l’acte managérial. Son parcours illustre l'idée que "la connaissance peut être simple à mobiliser" et que "nous sommes la même personne au travail et dans la vie privée", valeurs qu'elle promeut dans ses interventions et écrits.
J’interviens depuis 6 ans à l’IH2EF, je l’ai rejoint quand il a été pris le grand tournant du management. Un choix à la fois audacieux mais combien salutaire, quand on observe la satisfaction des stagiaires toujours plus nombreux qui suivent les formations où sont incluses ces thématiques managériales.
Je m’adresse à des stagiaires ayant des profils très divers, en termes d’âges, de fonctions et d’expérience managériale. Ils (et elles) sont toujours engagés, désireux de mieux faire, animés par leur mission de service public au service des élèves. Au fur et à mesure de ces interactions, je constate qu’ils sont porteurs des mêmes interrogations sur la difficulté à exercer ce métier de dirigeant ou cadre dans l’Éducation Nationale.
En effet, comment résoudre l’équation d’exercer un métier de manager avec les attentes et les exigences que cela implique sans en avoir ni les prérequis de formation, ni les outils traditionnels ?
Manager à l’Éducation Nationale semble rejoindre les métiers impossibles de Freud "Éduquer, gouverner, analyser", tant il englobe ce triptyque.
Après avoir posé un diagnostic de la situation telle que je la perçois, je proposerai quelques pistes d’actions.
Je m’appuie pour l’un comme pour l’autre sur ces 5 années d’échanges à l’IH2EF en m’appuyant sur leurs convergences, tout en sachant bien que chacun des très nombreux métiers de l’EN a ses spécificités. Mais il n’est jamais bon de s’enfermer dans les spécificités !
Cadre, dirigeant, responsable … dans l’Éducation Nationale
Tout d’abord, quel que soit le titre de la fonction occupée, le constat est que le mot "manager" est peu présent. On ne manage pas à l’EN, on pilote, on cheffe, on dirige…
Ce non-dit renvoie à une vision commune du management, comme réservé à l’entreprise privée et limité à des actions d’optimisation des ressources, particulièrement financières.
La porte de sortie est alors le leadership, cette capacité à conduire les hommes et les femmes de façon spontanée et sans contrainte.
Se voir en leader est certainement plus gratifiant mais cela marque très rapidement des limites quand on a à gérer au quotidien un établissement ou des équipes disséminées dans un département pour un projet transversal.
L’absence des mots est porteuse de sens, elle prive de la prise de conscience de la réalité au quotidien : être directeur, inspecteur, proviseur, attaché ou personnel d’encadrement en général… c’est bien être un manager au sens plein du terme.
Le management, en quelques mots, c’est la capacité à faire dialoguer des structures et des comportements. Les structures sont le "dur" (le hard), elles vont des bâtiments, aux logiciels, aux procédures. Les comportements renvoient au "soft" que je traduis par le "doux" et non le "mou", c’est-à-dire les relations humaines. Ce dialogue est constant, ne travailler qu’avec le dur, renvoie à un management suranné, imaginé au début du 20e siècle et qui a pu dériver vers des modèles administratifs où tout est règles et procédures. Mais ne diriger qu’avec les relations est largement insuffisant : il ne suffit pas d’être "sympa" pour être un bon manager !
Le management plein et entier se dessine autour de trois composantes :
- le leadership qui fait que vous avez une vision que vous savez partager avec vos équipes, en leur donnant envie de vous suivre ;
- le management lui-même qui renvoie à l’optimisation des ressources : financières, matérielles, humaines ;
- le coaching qui traduit à l’idée de la proximité, la capacité à accompagner ses collaborateurs dans leur singularité.
Chacune et chacun va ensuite doser ces trois composantes en fonction de ses aptitudes, en fonction aussi du contexte et du moment. En occulter une, conduit rapidement à des impasses, à du malaise, à de la sous-performance.
À titre d’illustration, conduire une bonne réunion d’équipe, c’est du leadership, élaborer un planning de travail et le mettre en œuvre, c’est du management ; boire un café avec un collaborateur en difficulté, c’est du coaching.
Le consensus est acquis en sciences du management autour de cette proposition même si elle implique de très nombreuses exigences qui peuvent inquiéter lesdits managers.
Leurs questions portent alors sur la faisabilité de la mise en œuvre.
Quels freins peut-on identifier ?
Les freins à un plein exercice du management à l’Éducation Nationale
J’en identifierai 5 :
- La quasi absence de formation initiale à ce métier du management (car c’est un métier).
Accéder par la voie des concours qui sélectionnent sur les connaissances et non pas sur le projet est déjà une première difficulté. On se retrouve alors à un poste de manager (je garde ce mot) sans en avoir les compétences ni même peut être l’appétence. Le problème est que la réversibilité est complexe à l’EN et que cet effet clapet laisse des personnes à des postes pour lesquelles elles ne sont pas armées ou pour lesquels elles n’ont plus de désir après quelques années. Or, le métier de management exige du désir. - Une autre difficulté est la quasi-absence des outils traditionnels du management : la récompense et la sanction.
Le trait peut sembler forcé mais le constat est là : il est très difficile dans le service public de récompenser un collaborateur performant comme de sanctionner un collaborateur désengagé ou inopérant. La motivation et l’engagement des équipes reposent alors d’autant plus sur le manager, ce qui peut se traduire par une grande fatigue tant physique avec les heures à rallonge, que psychique avec la charge mentale associée.
Il y a aussi la problématique très présente des managers qui pilotent des équipes sans aucun lien hiérarchiques : soit des collègues, soit des personnes qui dépendent d’autres structures. Les tensions de rôles sont inévitables. - Un autre frein est la complexité de l’environnement : un manager de l’EN a en général à gérer de très nombreuses parties prenantes.
Le principal de collège a ainsi affaire aux élèves, aux familles, à sa hiérarchie, à la municipalité, au département, sans compter ses fournisseurs… et la liste est loin d’être close. Cette multiplicité rend chaque action complexe et chronophage. - S’ajoute à ce tableau un cadre très contraignant avec un fonctionnement qui reste centralisé et descendant dans beaucoup d’aspects.
Le ressenti des cadres dirigeants est que les marges de manœuvre sont étroites, le temps compté, les ressources limitées. Les doubles contraintes sont nombreuses et peuvent conduire ces managers à une réelle souffrance, une perte de sens de leur activité, et le sentiment de s’épuiser au travail sans de réels résultats. Le burnout n’est pas loin ! - Enfin, mais certainement pas la moindre des contraintes, celle d’exercer un métier qui touche à l’intime : l’éducation !
Ce qui intensifie les attentes et la multiplication des singularités, d’autant plus dans un contexte sociétal ou la judiciarisation et les incivilités se sont développées. Le statut, longtemps protecteur, a perdu de sa superbe et de son aspect protecteur.
Une fois dessinée à grands traits cette cartographie, comment avancer et trouver le pouvoir d’agir ?
Trouver son pouvoir d’agir comme manager à l’Éducation Nationale
Le pouvoir d’agir est la traduction du mot empowerment en anglais. Il a été proposé par Rappaport dès 1987 et largement popularisé depuis. "L’empowerment" décrit "la possibilité pour les personnes ou les communautés de mieux contrôler leur vie".
Développer son pouvoir d’agir pour un manager de l’Éducation Nationale peut relever de plusieurs actions :
A. Les premières portent sur la clarté de la stratégie qu’il (ou elle) conduit :
- Bien définir la mission de son organisation ou du projet dont il a la responsabilité. Il s’agit d’une phrase, à rédiger avec l’ensemble des collaborateurs, mais qui exige de nombreux échanges.
- Identifier la vision qu’on a pour son organisation : que sera ce lycée, cette académie … dans 5 ans ou 10 ans ? Quel futur désirable voulons nous atteindre ?
- Mettre au jour les valeurs qui vont animer les actions de l’équipe au quotidien, 4 ou 5, pas plus mais partagées et surtout vécues.
L’exercice Mission-Vision-Valeurs est essentiel mais il ne vaut que s’il y a alignement entre ce qui est promis et ce qui est vécu tous les jours. Sinon, on entre en dissonance éthique, ce qui provoque malaise et mal être.
B. Le second groupe d’actions porte sur les outils du management
Le manager a 4 grands leviers :
- le pilotage : il (ou elle) pilote les actions, ce qui implique des objectifs, des moyens, des horizons et des indicateurs ;
- la communication : qui rend intelligible la stratégie, le projet à mener. Cet exercice de communication est très important ;
- le toilettage : le manager toilette les informations pour lutter contre l’infobésité ;
- la synchronisation : il (ou elle) synchronise les actions et les avancées de chacun comme un chef d’orchestre fait circuler la musique.
Tout cela exige des compétences managériales, qui doivent être acquises pour exercer pleinement sa fonction.
C. Les soft skills au service de la confiance
Pour exercer son pouvoir d’agir, il est essentiel de muscler des soft skills comme l’agilité, l’écoute, l’empathie ou l’audace pour pouvoir travailler dans la confiance. En effet, la confiance est au cœur d’un bon management. Elle doit être partout avec des illustrations très concrètes : confiance dans l’avenir de l’organisation, confiance dans les autres et confiance en soi. Ce cercle de la confiance peut être parfaitement vertueux comme il peut devenir délétère si personne ne l’entretient.
D. L’assertivité et la symétrie des attentions
Pour avancer en management, on peut ajouter l’importance de l’assertivité, c’est-à-dire la capacité à s’affirmer, à donner son opinion, à refuser, à proposer sans crainte d’être jugé. Il faut pour cela savoir mettre à distance ses émotions, ce qui n’est pas toujours simple mais peut s’apprendre.
Il ne s’agit pas d’un management New Age mais bien celui attendu par les salariés, du secteur public comment du privé. On ne peut tout simplement pas passer à côté. Ce serait prendre le risque d’un malaise profond et donc d’une réelle sous-performance. En effet, il est largement documenté dans le cadre de la théorie de la "symétrie des attentions" que des équipes heureuses et bien dans leur peau le renvoient aux clients ou aux usagers, en l’occurrence aux élèves, qui sont bien les destinataires finaux de toute cette énergie.
En forme de conclusion et d’ouverture
Un leader ne peut durer sans être aussi un manager. Vouloir isoler le leadership du management ou penser qu’il pourrait suffire pour mener des organisations à la performance (et je parle ici de performance globale qui inclut l’économique et le social) est une erreur profonde.
Une démarche qui ne semble pas innée, est bien de se reconnaitre comme un manager, dans un univers qui est assez éloigné (par croyance) du concept, le limitant à des principes réducteurs. C’est ce premier pas initiatique que proposent les formations de l’IH2EF.
Pour rester dans le domaine de l’éducation, et pour conclure, il me semble qu’il serait aussi intéressant et pertinent de réfléchir à une transposition pour l’enseignant qui, de facto manage un groupe, cherchant à lui donner une vision commune, à le faire grandir, à développer les talents de chacun des élèves et à transmettre des valeurs. Nous sommes bien dans une définition d’un management post 2020.