Il faut partir d'une évidence : si on ne va pas vers l'IA, c'est l'IA qui vient à nous, il faut absolument qu'on puisse faire un chemin l'un vers l'autre.
Monsieur le recteur, en annonçant votre stratégie académique autour de l’IA à la rentrée 2024, vous avez souhaité mobiliser l’ensemble de la communauté éducative et engager toutes les strates éducatives de l’académie. Sur quels constats ou diagnostics vous êtes-vous appuyé pour définir votre action et soutenir cet élan ?
Au commencement, nous avons proposé une enquête pour permettre de faire un état des lieux de la pénétration de l'IA dans le système éducatif. Chaque inspecteur disciplinaire a relayé l’enquête et aujourd'hui, nous dénombrons plus de 2 000 participations, rendant le diagnostic assez robuste pour tirer des enseignements généraux sur les pratiques. Sans entrer dans le détail, ce qui se dégage, c’est une population enseignante divisée en trois catégories à peu près équivalentes en proportion :
- un tiers des enseignants a déjà intégré l’IA dans leurs pratiques ;
- un tiers aimerait le faire mais dit avoir besoin de formation et d’accompagnement ;
- un tiers se déclare réticent à l'utilisation de l'IA.
L’IA est déjà sur le terrain à l'initiative de nos professeurs, parfois à l'initiative d'inspecteurs et nous devons connaître ce qui se passe exactement dans la classe pour pouvoir accompagner celles et ceux qui le souhaitent par la formation continue. Nous avons aussi une responsabilité pour orienter les usages de l’IA parce que ça ne peut pas partir dans tous les sens, face à des enjeux d'éthique et de préservation des données individuelles.
Ces constats sont-ils semblables, selon vous, à ce qui avait été observé à l’avènement du numérique et en particulier de l’internet ? Observez-vous les mêmes attitudes, les mêmes interrogations ou les mêmes besoins ?
Je pense que toutes les innovations technologiques soulèvent des interrogations. Que ce soit à l'éducation nationale ou ailleurs. Prenons l’exemple de Wikipédia. Nous pensions alors qu’il suffirait d'ouvrir Wikipédia pour avoir toutes les informations et que donc nos élèves ne travailleraient plus à l'école parce qu’ils auraient tout sous la main. La réalité est bien différente.
Quand on utilise les intelligences artificielles pour la première fois, on est stupéfait par leurs capacités. Mais très rapidement, cet enthousiasme est relativisé par la conscience des limites de l’outil, des erreurs ou des biais générés. Là où il y a peut-être des interrogations nouvelles, c'est sur les changements pour la pédagogie dans la classe et avec nos professeurs.
Nous menons officiellement une expérimentation en mathématiques et en français, avec des applications dans la classe. Dans l’académie de Toulouse, nous avons tout de même 1 500 classes qui l'expérimentent. J'ai assisté à des séances pédagogiques avec des professeurs l'utilisant. C'est très intéressant. Alors évidemment, ça oblige à un changement de paradigme car ce sont des pédagogies adaptatives, ça signifie tout simplement qu'elles peuvent contribuer à résoudre en partie la problématique de l'hétérogénéité, ce qui est particulièrement utile pour adapter l'enseignement aux difficultés ou au niveau des élèves. Cela demande en revanche un changement de posture de la part de nos enseignants. Leur accompagnement par l'institution et par l’appareil de formation sont essentiels.
Des craintes s’expriment aussi avec notamment le rapport à la triche chez les élèves, ou des dérives d’usages qui consisteraient à ce que des cours, des devoirs et leurs évaluations soient générés par des IA voire corrigées par des IA. Nous aboutirions à une IA qui évalue une IA, ce qui serait absurde.
Je regarde plutôt les aspects positifs. Je pense que nous allons devoir changer de paradigme et revoir en profondeur les notions et les compétences requises chez les élèves. L’évaluation, par exemple, va poser un problème. Il faudra faire évoluer nos méthodes d'évaluation en les rendant plus explicites. Ce seront moins les productions des élèves qui compteront mais plutôt le processus par lequel elles ont été produites. Cet exemple nous montre que ça peut être très intéressant pour développer le sens et l’esprit critique chez les élèves ou accélérer le développement de l'oralité, car une production commentée par l'élève permet de mieux apprécier les apprentissages sous-jacents.
Une dernière crainte s’exprime parfois concernant le remplacement de nos enseignants. Je n’ai, sur ce sujet, aucune inquiétude. L'IA ne remplacera jamais l'être humain, elle va pouvoir l'augmenter. Le professeur pourra s'appuyer sur l'IA pour rendre son cours attractif ou plus adapté à ses publics, pour travailler l’argumentation et pour varier les formats de ressources mobilisés. De plus, certaines tâches répétitives pourront être déléguées à l’IA.
question posée par un étudiant en science politique à l'Institut d'administration des entreprises (IAE) de Poitiers :
Vous évoquez l’importance des compétences sociales que les enseignants construisent dans le cadre de leur enseignement dans la classe. Comment pensez-vous que l'éducation nationale pourra réussir à construire un arbitrage intelligent entre les compétences sociales et éthiques qu’amènent les professeurs et celles que permettront le développement des intelligences artificielles ?
C'est un argument supplémentaire pour justifier le fait que l'IA ne remplacera jamais l'être humain, l'IA peut augmenter un professeur, mais elle ne peut pas le remplacer. Les compétences psychosociales seront toujours réservées à un apprentissage construit avec les enseignants. Cela dit, l'IA peut être utilisée pour développer le sens critique de nos élèves. Quand on dispose de capacités pour apprécier les ordres de grandeur, quand on développe le sens critique, nous pouvons alors travailler en utilisant les données générées par l'IA pour amener nos élèves à s'interroger à la fois sur des aspects éthiques mais aussi sur des dimensions réflexives liées aux usages de l’IA. Comment sont-elles alimentées ? Comment reproduisent-elles les biais de raisonnement ou de représentations humains. Voilà des situations éthiques qu'il faut savoir exposer à nos élèves. Je pense même que les ingrédients sont réunis pour développer un enseignement plus explicite.
Plusieurs enquêtes menées auprès des jeunes et des élèves montrent des écarts tant pour l’accès à cette technologie que pour son usage. Ces pratiques différenciées ont déjà été observées auparavant par exemple avec l’emploi par les jeunes des réseaux sociaux. L’IA risque-t-elle selon vous de creuser les inégalités ou la voyez-vous à l’inverse comme le vecteur de plus d’égalité ?
Il s'agit là d'un sujet fondamental. Je pense que l'IA pourrait être un facteur de démarcation, d'abord entre celles et ceux qui l’utilisent ou non et entre celles et ceux qui ont ou n’ont pas accès à ce nouvel univers de connaissance.
Il va donc falloir rester très attentif afin qu'il n'y ait pas de divergence d’accès ou d’emploi selon les ressources ou les contextes sociaux des élèves. Il faut que nous prenions en charge cette question. Tout d'abord en termes de formation, mais également en termes d'accès aux ressources. Il nous faudra travailler dans ce sens avec les collectivités régionales, départementales ou municipales. Il ne faudrait pas reproduire ce qui s'est produit avec la fracture numérique, résorbée aujourd’hui. Nous devons prendre la mesure de la vitesse de déploiement des IA. Nous ne pouvons pas nous permettre le moindre retard en la matière.
Est-ce pour ces raisons que vous avez initié votre stratégie académique en prenant appui sur le lycée professionnel et dans le cadre des campus des métiers, en considérant peut-être que ce sont là de possibles espaces pour ces lignes de démarcation ?
Pas exactement. En fait, notre motivation a été, dans le cadre de la réforme du lycée professionnel que nous portons fortement avec les chefs d'établissement et les inspecteurs dans l'académie de Toulouse, de nous interroger sur le rôle de l'IA dans les processus industriels.
Nous avons donc identifié un axe de développement afin d'ouvrir de nouvelles formations dès 2025 portées par quatre lycées, en partenariat avec quatre grandes entreprises du secteur. Puis nous avons exploré la dimension pédagogique induite avec l’utilisation de l’IA pour les élèves avec leurs enseignants. Le troisième axe sur lequel nous avons travaillé est celui de la modernisation des services administratifs.
Ce sont ces trois approches qui ont donné ce plan stratégique. Et nous nous sommes dotés d’une comitologie opérationnelle avec des groupes de travail et un comité de pilotage qui, je l’espère, permettront d’établir une feuille de route sur ces trois axes stratégiques dès la fin de cette année scolaire.
Toutes les académies aujourd’hui s’emparent du sujet et développent des actions de sensibilisation. Les premières formations à destination des enseignants et des corps d’inspection voient le jour. Pour autant, ces initiatives foisonnantes ne sont pas coordonnées de la même façon avec, selon les territoires, un portage différent de la part des écoles académiques de la formation continue (EAFC), des directions de région académique du numérique pour l'éducation (DRANE) ou d’autres services. Ce qui pose la question de la gouvernance, notamment pour structurer l’axe de formation. Comment envisagez-vous ces articulations pour la gouvernance territoriale ?
C'est tout à fait vrai, et en particulier sur le plan de la formation parce qu'on a plusieurs opérateurs et une variété d’intervenants. La démarche qui est la mienne, c'est d'abord de travailler sur enquête pour identifier les besoins en formation et en accompagnement. Puis nous regardons de quels outils nous disposons. Nous avons évidemment l'EAFC, mais aussi les Groupements d'établissements publics locaux d'enseignements (GRETA) qui proposent des formations dans ce domaine, également la direction du numérique au niveau académique et enfin Canopé. Donc voilà quatre leviers pour assurer une formation dans une complémentarité, parce que les objectifs ne sont pas forcément les mêmes pour les personnels enseignants, les encadrants ou les administratifs. Nos besoins en formation pour les équipes enseignantes diffèrent également de ceux centrés sur les processus industriels que nous travaillons plus en lien avec nos entreprises et partenaires économiques. Comment piloter tout cela ? C’est précisément pour répondre à cette question que j’ai mis en place un comité de pilotage que je préside afin de nous assurer que nous sommes en ordre de marche, en cohérence avec des objectifs clairement fixés et pour que tout le monde trouve sa place dans cette dynamique.
Toujours sur l’aspect gouvernance et avec la préoccupation de la bonne utilisation des données individuelles, nous travaillons à l'élaboration d'une charte d'utilisation de l'IA en académie qui sera très probablement le reflet de ce que le niveau national est sur le point de diffuser.
Comment concilier l’invitation à explorer largement le potentiel des IA en éducation avec l’exigence de respecter strictement le cadre éthique imposé par le RGPD, notamment face aux solutions développées par les GAFAM, qui peuvent soulever des enjeux de protection des données ?
Je pense d’abord qu'il faut construire une culture partagée sur l'IA avec l'ensemble des personnels de l'éducation nationale. Il n’est pas besoin de rentrer dans une forte technicité mais le minimum est de connaître les différents types d’IA. Il en existe de trois ordres :
- les IA déterministes,
- les IA génératives,
- les IA prédictives.
Ensuite, il est important de distinguer deux ordres de grandeur concernant le développement de cette technologie :
- la puissance de calcul qui est multipliée par 2 tous les 18 mois,
- l’augmentation des données disponibles qui ont explosées avec le Big Data depuis 2010. Sur ce point, il faut savoir que nous générons tous les 2 ans l'équivalent de ce que l'humanité a généré depuis sa création.
Voilà deux facteurs qui expliquent l'avancée folle de l'IA. Le stockage des données a aussi des conséquences en termes de transition écologique et d’énergie.
Mais ce qui pose réellement un problème, c’est la sécurisation de la donnée. Chaque pays tente de développer une IA adaptée, avec ses propres données, c'est une avancée pour la souveraineté, bien sûr. Ce que j'espère, c'est que l'éducation nationale puisse développer sa propre IA dans un certain nombre de domaines. Je pense en particulier au domaine administratif, parce que nos données sont sensibles et Il n'est pas question de les soumettre à des pays tiers ou au domaine privé. Quand nous le faisons, nous savons que le prix à payer est la fuite de nos données personnelles et leur utilisation à des fins commerciales.
Les solutions pédagogiques que vous expérimentez, Lalilo et MathIA, reposent sur la collecte des traces d’apprentissage des élèves. Quels dispositifs doivent être mis en place avec les éditeurs pour assurer la protection des données personnelles ? Par ailleurs, sur le plan des apprentissages, quels bénéfices observez-vous ?
De manière générale pour la pédagogie, en dehors de l’exploitation en classe sous la supervision du professeur, je crois que ce n’est pas vraiment une question parce qu'il n'y a pas de données individuelles mais des données d’apprentissage ou de niveau de tel ou tel élève, mais ça ne va pas plus loin en termes d'exploitation. Je ne pense pas qu'il y ait de crainte à avoir. Quoiqu'il en soit, la convention que nous avons signée nous protège en termes de confidentialité. Ce qui nous intéresse c'est le suivi par nos inspecteurs de la plus-value de l’IA pour les apprentissages. Nous manquons encore de recul sur ce point pour constater des plus-values.
Nous percevons déjà que l'IA ne va pas régler tous les problèmes et il faut conserver ces applications dans un cadre restreint pour permettre à nos élèves de s'épanouir sur l'ensemble des dimensions scolaires et éducatives. En fait, cela renforce la relation pédagogique comme moyen principal d'accès aux apprentissages. Finalement, il convient de placer ces usages dans le geste pédagogique fondamental de l'enseignant vis-à-vis d'un groupe d'élèves, pour la personnalisation, pour les faire avancer ou pour optimiser la pratique.
Pour bien illustrer mon propos, prenons l’exemple d’une mesure connue avec le dédoublement des classes : il n'a produit de résultats en termes de réussite scolaire qu'à partir du moment où la pédagogie a changé et a été adaptée au nombre des élèves par classe. C'est exactement la même chose avec l'IA. S'il n'y a pas de changement de pratique pédagogique, il n'y aura pas de réussite remarquable, d'où la nécessaire formation continue de nos enseignants sur ces sujets pédagogiques.
Concernant la formation continue des enseignants et de tous les personnels en général, l’accélération et la diversité de ces technologies ne représentent-elles pas un véritable défi organisationnel ? Comment s’assurer d’un niveau de maîtrise et de culture suffisant pour bien les employer ?
Je ne suis pas un techno-solutionniste déraisonnable mais il me semble que si nous ne prenons pas les choses en main nous risquons d’être très rapidement dépassés. La jeunesse utilise déjà L’IA. Le risque serait de créer un décalage entre la manière dont les jeunes perçoivent le rapport au savoir et interagissent dans cet environnement technologique avec les pratiques des professeurs qui resteraient sur un ancien modèle. L’autorité naturelle et fonctionnelle du professeur risque vite d’être confrontée à une crispation de la part de nos élèves. Ce rapport dépendra de notre capacité à nous accaparer cette technologie.
À partir du moment où l’on démystifie l'essentiel, à savoir : comment fonctionne une IA ? Quelles formes différentes prennent-elles ? Comment l'algorithme fonctionne t-il ? Car il est vrai que des mécanismes peuvent être difficiles à comprendre comme pour les réseaux de neurones, etc. Nous garantissons la bonne prise en main de ces outils. Ces éléments de culture scientifique peuvent en partie être acquis par l’auto-formation et c’est là un autre bénéfice généré par l'IA.
J'ai donné tout à l’heure des ordres de grandeur concernant la puissance de ces outils, mais je souhaiterais préciser que le terme d’intelligence dans "intelligence artificielle" est trompeur. Ce sont les humains qui sont intelligents. La machine, c'est la création de l'homme. Il est donc nécessaire de valoriser ce qu'il y a comme intelligence humaine derrière tout cela. La deuxième chose que je voudrais préciser est qu’en parlant de l’IA comme d’un outil, nous donnons l’impression que c'est un outil comme un autre. Mais c'est tout de même un outil qui peut être autonome, qui peut prendre des décisions. Il faut garder à l'esprit ces évolutions très rapides qui nous concernent tous collectivement.
Au-delà de l’enseignement, Il y a des perspectives en termes d’organisation de la pédagogie à l’échelle d’un établissement ou d’un territoire, je pense aux rôles très importants des directions d’établissements, de l’encadrement et des services. Quels sont les sujets prioritaires que vous identifiez ?
Nous avons évoqué déjà les questions pédagogiques et la formation pour les enseignants. Cela concerne aussi les chefs d'établissement et les services d’un rectorat pour toutes les questions de gestion administrative. L'IA doit être utilisée de manière optimale pour nous aider à automatiser un certain nombre de tâches. Je prendrai comme exemple le remplacement de nos enseignants. On sait que nous sommes en très grande difficulté aujourd'hui pour remplacer nos enseignants, nous manquons de ressources humaines dans certaines disciplines mais surtout nos processus de remplacement sur le plan administratif sont trop longs.
Nous devons améliorer le repérage des contractuels ou des professeurs remplaçants dans des jeux de contraintes géographiques complexes. Entre les recrutements opérés par les inspecteurs, le traitement des curriculum vitæ (CV) remontés par les chefs d'établissement, le croisement avec le besoin de remplacement dans tel ou tel établissement, ce processus administratif peut être optimisé. Je pense que nous avons la capacité de construire des applications ergonomiques qui permettront à la fois aux chefs d'établissement, mais aussi aux services, d'alléger la charge administrative et d’optimiser la ressource pour un meilleur service rendu à l'usager. Il s’agit aussi d’une question de Qualité de vie et des conditions de travail (QVCT) pour nos agents.
Peut-on également parler d’un enjeu d’attractivité, de renouveau pour l’image de la formation professionnelle et, plus largement, pour celle des filières ou des métiers de l’enseignement ?
Absolument et notamment pour l’attractivité de la voie professionnelle. Je la vois se renforcer par l'apport de l'IA. J'ai visité l'usine Bosch à Rodez où j'ai vu l'utilisation de l'IA pour le traitement des données. Ce n'est pas quelque chose de facile à faire. Il faut une formation professionnelle puissante et j'espère que ça va inspirer des élèves et les inciter à se diriger vers la voie professionnelle parce que ça leur ouvrira des perspectives d'insertion professionnelle fabuleuses dans des domaines industriels de pointe.
Tous ces éléments font que nous sommes, je pense, à la veille de changements radicaux dans nos approches éducatives, dans notre environnement de travail et c'est pour cela, encore une fois, qu'il est important d’anticiper ces changements et d'être capable de nous projeter. Même si la vitesse de changement n’est pas claire, elle est très puissante.