Lu pour vous : La laïcité

Publié le 22 septembre 2022

picto lu pour vous Recension de l’ouvrage La laïcité, de Gwenaële Calvès.

Couverture de l'ouvrage La laïcité de Gwenaële Calvès


À propos de : La laïcité, de Gwénaële Calvès, éditions La Découverte, collection Repères, 2022, 127 p.

Présentation de l’éditeur : ancienne élève de l’École normale supérieure, Gwenaële Calvès est professeure de droit public à l’université de Cergy-Pontoise. Ses travaux de recherche portent sur les discriminations, la liberté d’expression et la laïcité. Parmi ses derniers ouvrages publiés : Envoyer les racistes en prison ? Le procès des insulteurs de Christiane Taubira (LGDJ, 2015), La Discrimination positive (PUF, "Que sais-je ?", 2016, 4e éd.), Territoires disputés de la laïcité. 44 questions (plus ou moins) épineuses (PUF, 2018).


Recension d'ouvrage réalisée par Cyril ROY, auditeur du cycle annuel 2021-2022 de l’IH2EF, médiateur de ressources et services documentaires, Atelier Canopé 85 - La Roche-sur-Yon.

 

L’ouvrage de Gwenaële Calvès s’inscrit dans la collection Repères des éditions La découverte. Les ouvrages de cette collection sont volontairement brefs et avant tout synthétiques. Pour autant son ambition n’en est pas réduite et si l’auteur n’écrit pas un ouvrage de droit ou d’histoire du droit, elle entend nous donner à voir et surtout à comprendre la dynamique du système philosophique, politique et juridique qu’engage la laïcité dans la société française.

Dans la première des cinq parties de l’ouvrage, Gwénaële Calvès parcourt rapidement l’histoire de la laïcité depuis la Révolution française. L’auteur pose en ouverture que la laïcité, si elle garantit le libre exercice des cultes, n’est est pas moins issue d’un conflit entre le système républicain et le système catholique. Conflit d’abord politique entre les "deux France" qui s’apaise après la première, et surtout la deuxième guerre mondiale, à la faveur de la rédaction de la nouvelle constitution. La question de l’articulation entre le Politique et le Religieux est à nouveau convoquée autour de la place grandissante de l’islam à partir des années 1980. Pour autant, les tentatives de structurer un islam de France autant pour répondre aux défis de l’année 1989 (appels au meurtre de Salman Rushdie, crise des foulards à Creil, création du Front islamique du salut en Algérie) que pour remplacer un islam "consulaire" (c’est-à-dire géré par des États extérieurs) n’aboutissent pas. Cependant c’est bien un déplacement du discours officiel sur la laïcité qui s’opère à partir des années 2000 jusqu’à la loi du 24 août 2021 confortant les principes de la République. D’un idéal de combat à ses débuts, la laïcité semble devenue une "valeur du vivre ensemble". Elle "n’est pas simplement un dispositif juridique : elle condense tout une série de valeurs indispensables à la cohésion sociales et à l’unité nationale" (p. 12). Parallèlement à cette évolution, l’auteur montre que la laïcité, jusqu’alors animée d’une forte conflictualité externe (contre les institutions religieuses), voit également les divergences internes au sein du camp laïque se renforcer. Le paysage politique de la gauche se fracture entre d’une part les tenants d’une "nouvelle laïcité […] “ouverte” ou “plurielle” pour permettre de vivre avec ses différences" et "une laïcité “républicaine” [portant] un discours de (et sur) l’état et la citoyenneté" (p. 13). Pour répondre au choc de la présence de l’extrême droite au second tour de l’élection présidentielle de 2002, la droite s’empare du thème de la laïcité. Parallèlement, l’expression "nouvelle laïcité" change de signification pour désigner les tenants d’un discours visant à l’invisibilisation des pratiques religieuses dans l’espace public et étirant le principe de neutralité en dehors du cadre juridique dans lequel elle s’exerce traditionnellement.

Le filage historique de cette première partie permet à l’auteur d’affirmer que la laïcité est intrinsèquement instable, travaillée de l’intérieur par les tensions entre ses quatre pôles constitutifs : la liberté, la séparation des Églises et de l’État, l’égalité et la neutralité. La recherche d’un principe organisateur qui dirait "la laïcité c’est…" et les conflits interprétatifs autour de ces principes très généraux expliquent en grande partie les controverses actuelles. Gwénaële Calvès présente ainsi la laïcité comme un kaléidoscope, constamment réinterprétée selon la conception générale retenue. L’auteur n’oublie pas de dire d’où elle-même parle en reconnaissant la prééminence de la liberté de conscience. Pour autant c’est bien la dynamique de l’articulation de ces quatre notions (en autant de parties) qui préside à l’organisation de l’ouvrage.

La liberté

Liberté première, la liberté de conscience est affirmée dès l’article 10 de la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen du 10 août 1789. D’elle découle le droit de croire ou de ne pas croire. La succession des lois du XIXe siècle relatives à la laïcité vise à rendre réelles ces libertés en s’attaquant à l’emprise de la religion catholique et ses clercs sur la vie civile. C’est bien au nom de la liberté de conscience que se construit l’école publique contre "le magistère d’une église et d’un clergé hostiles dans leur très grande majorité à la société moderne et aux idées libérales" (P. Chevallier, cité p. 30). La laïcisation se déploie ainsi sur l’état-civil, les hôpitaux publics, ou encore les cimetières afin de protéger la liberté de conscience des citoyens par la neutralité des services publics (infra). Pour autant cette liberté érige en même temps sa propre limite : dans l’enceinte de ces mêmes services publics les actes de prosélytisme sont interdits au nom de la liberté de tous et de chacun. Le prosélytisme abusif est interdit jusque dans les relations privées. C’est ainsi que la vigilance contre les sectes s’est transformée en lutte contre les dérives sectaires, c’est-à-dire des pratiques violant la liberté de conscience.

La seconde liberté est celle du culte, c’est-à-dire des pratiques religieuses collectives. Cette liberté souffre des restrictions et des limites qui sont celles du maintien du bon ordre public. Deux types d’organisations sont à la disposition des croyants : les associations cultuelles créées par la loi de 1905 d’une part et dont l’encadrement administratif a été renforcé par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, et permettant des avantages notamment fiscaux ; les associations mixtes (c’est-à-dire dont l’objet cultuel et non cultuel) d’autre part régies par la loi de 1901, plus souple, mais offrant moins d’avantages fiscaux et tout autant soumise aux contraintes de la loi de 2021.

Intégré comme une composante de la liberté de conscience et protégé par l’article 9 de la convention européenne des droits de l’homme, le droit de la manifestation individuelle des croyances apparaît pourtant peu dans la loi. Des limites lui ont été posées dans le cas des services publics (voir infra) ainsi que dans le monde du travail (infra), et plus généralement pour assurer le respect de l’ordre public. Pourtant, malgré des critiques issues de traditions juridiques différentes, "la Cour européenne des droits de l’homme, n’a jamais constaté [en France] de violation de l’article 9 de la Convention" (p. 46).

La séparation des églises et de l’état

La séparation s’exerce à deux niveaux : institutionnel et financier. Dans le premier cas il vise à rompre avec le système des cultes reconnus établi par Napoléon. Celui-ci reposait sur trois principes : le droit à l’exercice public de quatre cultes, la tutelle de l’état sur la vie religieuse et un service public de ces cultes financé par l’État. La IIIe République dissout ce service public et, après de longs débats, accepte l’exercice public du culte, (c’est-à-dire en dehors des temples et églises i.e. les processions) des cultes qu’elle a voulu de prime abord interdire. "La question de la visibilité du religieux, pour autant, n’a jamais cessé en France de susciter des réactions épidermiques, et elle joue un rôle central dans la compréhension et la mise en œuvre du principe de neutralité des personnes publiques" (p. 51). Pour autant, cette séparation ne veut pas dire ignorance des faits et choses religieuses. L’état peut donc ainsi s’auto-saisir pour statuer sur des faits s’il s’estime compétent (liberté religieuse…) ou encore acter des décisions d’églises (choix des aumôniers…) voire s’auto-limiter dans son action.

Du point de vue financier, la loi de 1905 est claire : "l’état ne salarie ni ne subventionne aucun culte". Cependant des exceptions et des aménagements existent, voire érodent ce principe affirme l’auteur. Les services d’aumôneries pour les publics empêchés admettent une rémunération. Les aides aux actions culturelles peuvent être soutenues sous réserve d’être comptablement et clairement distinguées des actions cultuelles (en particulier dans les associations mixtes). Enfin un soutien existe au niveau de l’immobilier cultuel, que ce soit par l’entretien des bâtiments antérieurs à 1905, les baux emphytéotiques ainsi que la jouissance des lieux dans le cas du culte catholique. La fiscalité des associations cultuelles bénéficie également d’assouplissements continus.

L’égalité

Le principe de liberté de croire ou de ne pas croire ne peut véritablement exister que si tous sont traités à égalité, sans distinction de religion. L’expulsion des organisations religieuses de la vie publique, renvoyées à de "simples acteurs de la société civile" (p. 66) permet de rendre l’État aveugle à la religion des citoyens et donc de mettre en œuvre le droit de ne pas être discriminé. La discrimination religieuse est ainsi insérée dans un bloc de conditions ("leur origine ou leur appartenance ou leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée") qui visent, depuis les années 70, à prévenir les comportements xénophobes à l’égard des populations immigrées. Pour autant, la question se déploie largement dans l’espace public : le principe qui régule l’action des collectivités publiques est que "[personne ne peut] se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes dans les relations régissant les relations entre les collectivités publiques et les particuliers" (CC du 19 novembre 2004). Ainsi au nom du principe d’égalité, ces collectivités ne peuvent être soumises à une quelconque obligation religieuse, cette dernière étant renvoyée à un engagement personnel librement souscrit. Les collectivités ne sont jamais tenues d’y répondre, tout en conservant la possibilité de le faire. Toutefois, des dérogations sont prévues au titre de l’objection de conscience pouvant recouvrir des motifs religieux (port des armes, refus de l’avortement par les praticiens), même si des tensions apparaissent avec le principe d’égalité d’accès au service public. Cependant les demandes de dérogations semblent se multiplier : certains demandent à ne pas être obligé de suivre une règle qui s’impose à tous ou, au contraire, de pouvoir faire ce qui est interdit, eu égard aux préceptes religieux qu’ils entendent suivre. Pour autant, à la différence des "accommodements raisonnables" québécois, l’administration française peut étudier des demandes dérogatoires "dans la mesure du possible" mais n’a à aucun moment un devoir d’y répondre favorablement sans que cela puisse être considéré comme une discrimination. Le débat public fait pourtant état d’avantages dont bénéficieraient les catholiques dans un pays qui le fut longuement, c’est-à-dire l’existence d’une "catho-laïcité". Au-delà de l’installation de crèches ponctuellement et localement acceptées dans des bâtiments publics eu égard à leur dimension festive, culturelle et patrimoniale, cette question interroge le calendrier et les fêtes légales adossées au calendrier liturgique catholique.

La neutralité

La conception française de la laïcité implique la mise en œuvre de la neutralité de la sphère publique. Derrière cette appellation il faut d’abord distinguer les espaces ouverts à tous : rues, places et édifices publics. Sans rétroactivité à partir de 1905 (et hormis les cimetières, lieux de cultes et musées), il n’est pas possible d’y ériger de signes religieux au nom du droit de chacun et de tous de ne pas subir le choix d’autrui. Cette règle s’applique de manière absolue pour les bâtiments dans lesquels se déploient les services publics, mais aussi pour les personnels qui y exercent ces missions. Celles-ci ne peuvent en aucun cas apparaître comme "annexées" aux convictions personnelles des agents, et les usagers doivent pouvoir voir l’absence d’expression de convictions, quelles qu’elles puissent être, des agents de service public dans la réalisation de leur mission. C’est à cette condition que l’Administration peut être aveugle à la diversité des usagers auxquels elle s’adresse. Cette abstention est totale et est unique en Europe.

Pourtant des tensions existent dans ce modèle. Tout d’abord la "neutralité libérale" héritière des lois du XIXe siècle et 1905 a pu paraître vidée de son essence politique en étant reléguée à un simple ensemble de lois (ce qui n’en fait donc pas une "valeur"). Ensuite une conception de la "neutralité inclusive" vise à vouloir reconnaître les apports des religions au bien commun et à la vie publique. Enfin une "neutralité respectueuse des croyances" repose sur le fait que "la France respecte toutes les croyances" dans la Constitution de 1958. C’est à l’aune de cet apport, qui n’apporte pourtant rien à la construction juridique antérieure, que peuvent se comprendre les conflictualités politiques autour d’une laïcité "qui se trouve accusée de favoriser, par sa vision toute intellectuelle de la foi réduite à une “opinion” par son indifférence aux croyances, sensibilités et identités religieuses, le développement d’une culture de l’injure et de la blessure" (p. 100).

D’autres conflictualités se font jour : la neutralité est accusée de ne plus s’appliquer uniquement aux personnes et agents publics mais progressivement de s’imposer aux personnes privées. En premier lieu, la loi de 2004 s’applique aux élèves, usagers du service public mais également membres de la communauté scolaire. Il est à noter que la neutralité n’est nullement exigée d’eux mais bien la "discrétion" dans le port de signes religieux. En second lieu, le développement des délégations de service public à des gestionnaires privés impose à des personnes relevant du droit du travail des obligations similaires aux agents de service public. La diversité des statuts et des montages contractuels entre opérateurs privés et publics (délégations de service public, mission d’intérêt général, etc.) rend ainsi parfois complexe l’identification des limites des exigences de neutralité. En second lieu, la loi interdisant la dissimulation du visage (2010) dans l’espace public est adossée aux "exigences minimales de la vie en société", ce qu’a reconnu la CEDH. D’autres pays européens, aux traditions juridiques bien différentes quant à la religion, ont ainsi également interdit le voile intégral sur les mêmes justifications. Enfin, la question de la neutralité interroge le monde du travail, nullement concerné par la question de laïcité de prime abord. De l’affaire "Baby Loup" à la loi Travail du 8 août 2016, certaines obligations de neutralité sont rentrées dans l’entreprise privée selon des modalités qui doivent permettre de répondre au souhait de neutralité de l’entreprise envers ses clients.

Ainsi dans un ouvrage bref, dense et très complet, Gwénaële Calvès réussit le tour de force de proposer au lecteur dans une langue toujours très accessible une synthèse panoramique de la question. La métaphore de la laïcité présentée comme un système kaléidoscopique est particulièrement opérative en ce qu’elle permet au lecteur d’identifier la dynamique des tensions entre normes et les enjeux qui sous-tendent les conflictualités qui s’expriment dans le débat public. En ce sens, il s’agit d’une lecture hautement recommandable tant pour le chef d’établissement peu au fait de cette question et qui y trouvera des clés pour reconnaître les expressions et échos de ces discours dans les situations qu’il peut rencontrer, que pour le lecteur plus aguerri en lui permettant de mieux articuler ses connaissances.

 

Cette recension d'ouvrage est extraite du dossier La laïcité et les valeurs de la République de l’école à l’université.