À propos de : De la laïcité en France, de Patrick Weil
Éditions Grasset, Paris, 2021, 162 pages.
Patrick Weil est directeur de recherche au CNRS. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence, dont La France et ses étrangers (Calmann-Lévy), Qu’est-ce qu’un Français ? et Le sens de la République et de la laïcité en France (Grasset).
"Après les attentats de 2015, la laïcité fut invoquée et convoquée. Dans les collèges et lycées du pays, les élèves furent rassemblés et des leçons de laïcité leur furent administrées. Après l’horrible assassinat de Samuel Paty, les enseignants ont de nouveau été instruits d’informer leurs élèves sur la laïcité. Le drame est qu’ils se sentent tout autant démunis qu’il y a cinq ans, car la laïcité souffre d’une double ignorance. D’abord ceux qui lui sont attachés et sonnent parfois l’alarme, rendent sa défense impossible, faute d’arriver à la définir simplement et clairement. Du coup, elle est perçue par d’autres comme un catéchisme répétitif, un corset vide de sens, voire comme un régime de discriminations, c’est-à-dire rien de ce qu’elle est… La laïcité, qui permet aux croyants et non croyants d’être libres et égaux en droit, est au cœur de l’identité française. Mais la majorité des Français ne sont pas à même de la définir. Ils ne sont pas capables d’expliquer à leurs enfants, à leurs amis, à leurs collègues, comment elle vit en droit et en pratique. De la Laïcité offre pour la première fois et pour tous publics, une définition et une explication fondées sur le droit et sur l’histoire. Son appropriation par le plus grand nombre des citoyens est le premier instrument de sa défense efficace et légitime."
Patrick Weil
Recension d'ouvrage réalisée par Samia Langar, auditrice du cycle annuel de l'IH2EF 2021-2022, chargée d'enseignement et chercheuse associée, référente laïcité, chargée d'orientation des étudiants et des partenariats, université Lumière Lyon 2.
Constat de départ
Le point de départ de l’ouvrage de Patrick Weil est un constat aujourd’hui largement partagé : la laïcité qui, il n’y a pas si longtemps, allait de soi, au point même qu’elle pouvait paraître en sommeil, est devenue depuis une trentaine d’années un terrain de division, d’opposition et de conflit. Ce qui était fait pour unifier, aujourd’hui divise.
L’auteur ne se voile pas les yeux, quand il constate que "la laïcité est perçue par trop d’élèves comme un catéchisme répétitif, vide de sens, voire comme un régime d’interdit discriminatoire" (p.12). Il est tout aussi clair, lorsqu’il souligne la difficulté de l’institution elle-même à bien définir ce qu’elle défend. Opportunément, le projet de cet essai est de clarifier ce qu’est la laïcité française, en faisant principalement retour sur son fondement juridique, la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, afin d’examiner et d’éclairer, pour finir, quelques questions vives du temps présent.
Le chemin proposé par l’auteur est celui de l’histoire. Ce détour historique permet de sortir de l'hystérisation croissante - que l'auteur appelle la "polarisation mortifère" - des débats sur la laïcité. Non, la laïcité n’est pas un dogme mais le produit d’une histoire, à la fois politique et tout particulièrement juridique.
L’efficacité de cette perspective est d’emblée manifeste dans le premier chapitre, lorsque l’auteur aborde la question de l’exercice des cultes. Reprenant les termes d’une réponse d’Aristide Briand interrogé le 12 avril 1905 à la chambre des députés à ce sujet, il souligne que l’exercice des cultes renvoie aux "manifestations extérieures des croyances et des religions" (p. 27). Il insiste, en soulignant que "le terme "exercice des cultes" a trait à "toute manifestation extérieure de la foi, bien au-delà du lieu affecté au rassemblement des fidèles", et que "le port individuel d’un signe extérieur manifestant sa foi - une croix, une kipa, un voile ou la conformation à des obligations alimentaires - participe de l’exercice d’un culte" (p. 28). On le voit, selon Patrick Veil, des questions vives d’aujourd’hui ont leurs éclairages dans la loi de 1905. Un autre éclairage qui nous semble particulièrement important dans le contexte actuel, procède de la relecture et du développement historique de l’article 2 (article de la séparation des Églises et de l’État) de la loi de 1905. L’auteur rappelle que cette loi "instaure la neutralité de l’État à l’égard de toute les religions, y compris l’islam, directement concerné car, après discussion, le Parlement décide d’appliquer la loi à l’Algérie, constituant alors trois départements français." (p. 29).
La loi de 1905 et son histoire
Les quatre chapitres suivants sont expressément consacrés à la loi de 1905 et à son histoire. Cela passe d’abord par le rappel de l’hégémonie de la religion catholique, à la fin du XIXe siècle, sur la vie politique et sociale française. Patrick Weil nous rappelle, et cela est important, que la laïcité n'est pas née avec la loi de 1905, mais s'est imposée à l'issue d'un long processus, qui a commencé dès le début de la Troisième République, quand celle-ci se fut affranchie des tentations monarchistes et versaillaises. Ce long processus plonge ses racines dans les valeurs issues de la Révolution française, avec tout particulièrement l'affirmation des libertés de conscience et d'expression.
L’auteur souligne alors le rôle déterminant d’Aristide Briand et de Louis Méjan en vue de l’adoption d’un texte équilibré où les articles 1 et 31 se font écho autour de "liberté de conscience" et "libre exercice des cultes". La définition de la laïcité comme protection en découle : "droit de croire ou de ne pas croire, sans pression". En affirmant la neutralité de l’État vis-à-vis de tous les cultes, l’article 2 vise l’égalité de tous les citoyens.
Patrick Weil montre ensuite comment la loi de 1905 constitue un acte de souveraineté politique, par lequel la République française, s’affranchit définitivement de la tutelle du Vatican, et suspend dans le même mouvement toute prise de position par rapport à l’existence ou non d’un Dieu. Dans cet esprit, le rappel que fait le chapitre deux sur la sécularisation sans laquelle la laïcité ne peut être pensée est évident mais nécessaire. Il est en effet indispensable de rappeler que la laïcité est d’abord "l’une des variantes d’un processus de sécularisation qui a touché tout l’occident" (p. 31), et que l’on peut parler d’un régime de laïcité "quand se produit une sécularisation complète des institutions publiques, quand l’état est séparé de la religion" (idem). On sera attentif au fait que cette conception du culte est indissociable de la séparation de l’Église et de l’État, et que la loi de 1905 est donc une rupture historique profonde dans l’histoire française.
Le chapitre 3 présente les retombées concrètes de la loi en prenant des exemples significatifs comme les processions, nombreuses à cette époque, et la sonnerie des cloches des églises qui montrent la complexité et la variabilité de la jurisprudence. C’est la gestion du cas par cas qui s’impose selon l’état d’esprit de Briand dans son rapport parlementaire sur la loi de 1905 : "Toutes les fois que l’intérêt de l’ordre public ne pourra être légitimement invoqué, dans le silence des textes ou le doute sur leur exacte application, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur" (p. 46).
Dans le chapitre 4 sont examinées les formes prises par la résistance catholique, conduite par le pape Pie X, au cours des années qui suivent le vote de la loi. Dans cette lutte de l’Église une nouvelle bataille de l’école publique est lancée. En effet, en septembre 1908, une déclaration des évêques, archevêques, cardinaux français, lue dans toutes les églises, appelle les pères de famille à "surveiller" l’école publique ; en 1909, les mêmes réitèrent : "Qu’est-ce, en effet, que cette neutralité, sinon l’exclusion systématique de tout enseignement religieux dans l’école et, par suite, le discrédit jeté sur des vérités, que tous les peuples ont regardées comme la base nécessaire de l’éducation ?" (p.56). La réponse de l’État passe par "la police des cultes", en effet, Aristide Briand "fait appliquer par les procureurs de la République de toute la France les articles de la police des cultes" (p. 58). On apprend que malgré son rôle policier, beaucoup de conflits seront réglés par la recherche d’accommodements.
Le chapitre 5 traite de l’évolution du paysage religieux de l’entre-deux guerres. Puis des étapes de la querelle scolaire qui sont décrites assez sommairement (lois Marie et Barangé de 1951, loi Debré de 1959, mobilisation de 1984 en faveur de l’enseignement privé, de 1994 en faveur du public). L’auteur conclut ce chapitre en esquissant le contexte contemporain, marqué par la superposition juridique au droit français de la Convention européenne des droits de l’homme et la présence devenue significative de l’islam dans le paysage religieux français.
Les six chapitres suivants abordent les problématiques contemporaines comme la question sectaire, les aumôneries, la place des religions dans les médias d’État. Des questions vives comme les tensions autour du port du voile dans les écoles publiques ou dans les lieux éducatifs de droit privé ; celle des lieux de culte pour les musulmans, etc. L’auteur aborde dans une optique comparative les dispositions juridiques du premier amendement des États-Unis et celles de la loi de 1905 en France. Le cas des États-Unis paraît à la fois proche par ses dispositions juridiques et lointain par son histoire.
Conclusion
Le livre de Patrick Weil se ferme sur la mise en relation de deux données qui sont au cœur de l’ouvrage, d’une part la liberté de conscience, et d’autre part la laïcité comme produit d’une histoire dont l’enseignement est une nécessité. Il fait un plaidoyer pour "d’authentiques apprentissages historiques" quant aux aspects controversés de notre histoire nationale, apprentissages devant, selon lui ménager, une véritable place, sur la base de sources vérifiées, aux interprétations divergentes, voire contradictoires et tout particulièrement dans l’histoire du colonialisme : "L’histoire des différentes colonisations françaises est une histoire compliquée à enseigner... Mais c’est de l’histoire politique, et c’est elle qui fabrique des citoyens même et surtout aux prix d’interprétations opposées ou contradictoires" (p.125). Il n’y a pas de conscience éclairée sans histoire. Selon Patrick Weil, c’est le citoyen qui fait la laïcité, et non la laïcité qui fait le citoyen. Pour Patrick Weil, une mise en œuvre effective de la laïcité ne peut se faire que sous la condition d’une connaissance de l’histoire politique, et plus particulièrement de l’histoire politique de l’immigration. C’est à cette condition que nous pouvons construire du commun, socle de la laïcité et de la République. Comme l’écrit Patrick Weil : "La connaissance de cette histoire qui nous fait compatriotes est aussi une condition de la laïcité".
Bien que très court, cet essai est à mettre entre toutes les mains, tous les publics. Sa dimension historico-juridique permet de sortir des débats actuels sur la laïcité et permet surtout une prise de recul salutaire. Selon Patrick Weil ce n’est pas la loi de 1905 qui est en péril aujourd’hui, mais "l’esprit de la loi". Ce livre nous rappelle une chose très importante : la laïcité, ce principe acquis après des luttes et un long combat, est un principe de liberté. Ne l’oublions pas.
Pour aller plus loin
- Politiques de la laïcité au XXe siècle (PUF, 2007), dirigé par Patrick Weil
- Les Sept Laïcités françaises (Éditions MSH, 2015), de Jean Baubérot
Cette recension d'ouvrage est extraite du dossier La laïcité et les valeurs de la République de l’école à l’université.