La flexibilisation vers et dans le supérieur

Mis à jour le 07 décembre 2023

La flexibilisation vers et dans le supérieur ou l’art de réconcilier les parcours individualisés avec les cadres institutionnels.
Entretien avec Annie Pilote, professeure et vice-doyenne de l'université de Laval, Canada.
Entretien réalisé en février 2022.

Photo d'Annie Pilote


Annie Pilote
Professeure titulaire et vice-doyenne à la recherche, aux études supérieures et à l’international. Faculté des sciences de l'éducation - Université de Laval, département des fondements et pratiques en éducation

picto dialogue IH2EF : Depuis le début de la pandémie, les établissements d’enseignement ont été contraints de faire preuve de flexibilité comme jamais auparavant. Le basculement des cours en ligne est sans doute la manifestation la plus visible des mesures prises pour s’adapter à une situation inédite. Plus largement, on parle de flexibilisation. De quoi s’agit-il au juste?

Annie Pilote : La flexibilisation dans l’enseignement supérieur n’est pas née avec le COVID-19, mais on doit admettre que la crise sanitaire a clairement précipité le mouvement en ce sens. L’enseignement en ligne, sous ses diverses formes, a reçu beaucoup d’attention et des commentateurs se sont moqués des néologismes qui ont inondé le vocabulaire désormais commun dont le populaire tandem présentiel/distanciel constitue le meilleur exemple. À partir du moment où l’action pédagogique ne tient plus dans un espace-temps défini et commun à tous, la porte est grande ouverte à la multiplication des potentialités d’offres de formation qui vont bien au-delà des modalités de prestation d’un cours. Ce sont tous les parcours vers et dans le supérieur qui s’en trouvent transformés, avec une pression inouïe sur les établissements d’enseignement !

La flexibilisation vient justement caractériser toute la panoplie de mécanismes d’agencement de l’offre de cours, des passerelles entre les dispositifs jusqu’aux calendriers de formation, de manière à répondre aux besoins hétérogènes des populations étudiantes. À partir du moment où les établissements ont montré leur capacité à être flexible, il devient très difficile de revenir aux fonctionnements rigides qui les caractérisaient par le passé.

 

picto dialogue IH2EF : Dans une sortie de crise sanitaire, comment voyez-vous l’enjeu de la flexibilisation dans le pilotage du Bac -3/+3 ?

AP : Selon moi, l’enjeu principal sera de concilier les besoins et attentes diversifiés des publics étudiants avec la capacité réelle des établissements à répondre à ces nouvelles demandes, car la flexibilisation a un prix. Dans mon rôle d’administrateur universitaire, la réflexion sur la manière dont nous allons imaginer la suite des choses est au cœur de mon activité professionnelle. Les défis qui nous attendent sont énormes et il sera nécessaire de mobiliser les acteurs de nos systèmes d’enseignement à tous les niveaux, car les solutions devront être élaborées collectivement et être viables sur le long terme. La flexibilisation fera assurément partie de la nouvelle réalité qui va émerger de la crise que nous traversons. En revanche, il faut admettre que la flexibilisation nécessitera le déploiement de nouvelles ressources et mènera vers des transformations substantielles à tous niveaux. En guise d’exemples, la demande envers les services TI explose alors que la main-d’œuvre se raréfie, le suivi des cas parcours individualisés nécessite un accompagnement pédagogique et des opérations administratives qui peuvent rapidement devenir très lourdes.

De ma position extérieure, je dirais que l’un des défis que la flexibilisation posera dans le pilotage Bac -3/+3 concerne l’arrimage entre les stratégies déployées entre les ordres d’enseignement. Le système d’enseignement avec ses multiples ramifications et règles est souvent difficile à déchiffrer par les jeunes et leurs familles. Or, la flexibilisation viendra complexifier davantage la cartographie de l’offre de formation et des règles qui les encadrent. J’ajouterais à cela qu’elle nécessitera le développement de nouvelles compétences à s’orienter et à un nouveau métier d’étudiant davantage fondé sur l’autonomie et sur des modes d’interactions virtualisés, tant avec les pairs qu’avec les équipes pédagogiques. Plus que jamais, nous aurons besoin de professionnels qui agissent dans les interstices du système et dont le rôle serait d’accompagner les parcours et de faire la liaison entre les individus et les ressources susceptibles de répondre à leurs besoins.

 

picto dialogue IH2EF : Vous occupez des fonctions d’administration dans l’enseignement supérieur au Québec. Qu’auriez-vous envie de partager avec les managers de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur de la France concernant les défis particuliers qui nous guettent de part et d’autre dans l’accompagnement des transitions entre le secondaire et le supérieur ?

AP : Je nous convie à faire preuve d’imagination dans la recherche de solutions qui mèneront vers l’élargissement des possibilités de formation dans un esprit de justice sociale, mais aussi de bienveillance, et ce, tant envers les élèves et les publics étudiants qu’envers l’ensemble des acteurs qui font vivre nos systèmes d’enseignement. Nous devrons être à l’écoute des besoins et des réalités des uns et des autres afin de nous assurer que les dispositifs qui seront déployés mènent vers un accès accru à l’enseignement supérieur selon des modalités permettant de concilier les diverses sphères de la vie et de prendre en compte les circonstances particulières qui ponctuent les parcours. La réussite ne peut pas seulement être regardée sous le prisme des résultats obtenus et de la rapidité avec laquelle un individu franchi la ligne d’arrivée. La réussite éducative gagnerait à être davantage interprétée comme la capacité à atteindre les objectifs de formation, tout en développant les compétences requises pour évoluer dans le monde du travail d’aujourd’hui ; ce qui nécessite d’apprendre et de s’orienter tout au long de la vie. Nous devons trouver des manières de reconnaître que les parcours cahoteux et sinueux peuvent être des occasions d’apprentissage informel pouvant être réinvesti dans le cadre formel de la formation. Combien de jeunes auront-ils vu leurs parcours bouleversés ou interrompus par la pandémie? J’estime que nous avons le devoir de répondre présents et de nous assurer d’accueillir et d’accompagner adéquatement ces jeunes dans leur parcours de formation.

Afin de faire face à ces nouvelles réalités, les établissements seront appelés à poursuivre la diversification des modalités d’enseignement, revoir les maquettes de programmes, prévoir des mécanismes allégés de reconnaissance des acquis, faciliter les mises sur pause et reprises d’études sans pénalité, etc. Pour y parvenir, nous devrons inévitablement faire des choix et investir les ressources nécessaires pour que ces transformations ne se fassent pas aux prix de l’alourdissement de la charge de travail du personnel enseignant et administratif.

 

picto dialogue IH2EF : Vous êtes aussi professeur-chercheur en sociologie de l’éducation. Pour conclure, quels seront les besoins de recherche en lien avec la flexibilisation dans le contexte du pilotage du Bac -3/+3 ?

AP : Nous avons encore beaucoup de choses à apprendre sur la manière dont les dispositifs de flexibilisation permettent ou non d’accroître l’accès à l’enseignement supérieur, mais aussi la réussite éducative. Le Québec était déjà bien avancé dans la flexibilisation avant la pandémie, notamment en ce qui concerne les passerelles facilitant les réorientations scolaires. Pourtant, on en connaît encore très peu sur les profils et le vécu des étudiants et étudiantes qui ont recours à ces passerelles. On peut se demander, par exemple, si les parcours non linéaires - qui tendent à prolonger la durée des études - favorisent l’accès au diplôme des personnes issues de milieux sociaux moins favorisés en leur accordant plus de souplesse ou bien si ces parcours risquent de les mener davantage vers l’échec et à l’endettement. La recherche que nous menons avec les collègues Pr Pierre Canisius Kamanzi (université de Montréal) et Pr Pierre Doray (université du Québec à Montréal) viendra apporter des éléments de réponses à ces questions, mais c’est encore bien peu. J’estime que nous avons besoin de plus de connaissances fines sur les écosystèmes que constituent les établissements d’enseignement du secondaire et supérieur, mais qui sont généralement étudiés en silos. La recherche menée par l’équipe dirigée par Pr Carole Daverne-Bailly (université de Rouen) sur l’orientation du lycée au supérieur, et à laquelle j’ai le privilège de collaborer, va certainement apporter un éclairage important dans ce vaste chantier.


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