La laïcité : un principe et ses implications

Publié le 21 septembre 2022

picto article La multiplication des prises de parti autour de la laïcité, notamment dans le domaine scolaire, fait souvent obstacle à une claire perception du sujet. On tentera ici de rappeler le "noyau dur" du principe de laïcité, et de mettre en perspective ses implications, qui peuvent prêter à interprétation sans occulter les enjeux essentiels.

Alain BOISSINOT

 

Professeur puis inspecteur général de l’Éducation nationale, Alain Boissinot a été notamment directeur de l’enseignement scolaire, recteur d’académies, président du Conseil supérieur des programmes. Il vient de publier Regards sur l’école (Canopé Éditions, 2021)

portrait Alain Boissinot

Les débats autour de la laïcité tiennent aujourd’hui une place considérable, alors même que la loi de 1905 définissant la séparation des Églises et de l’État pouvait paraître, plus d’un siècle après, largement reconnue et acceptée. Mais si le principe apparaît clair, ses applications aux diverses situations de la vie sociale sont souvent plus problématiques. Cela est d’autant plus sensible en un temps où la société est traversée par de nombreuses tensions, où l’environnement international paraît plus incertain, où se manifestent des tentations de replis communautaires, fragilisant des normes qui se voulaient universelles. Autour de la laïcité, c’est la question du rapport aux autres qui se joue : cela explique souvent la violence des interventions.

D’autre part le principe de laïcité s’est construit à partir d’un dialogue longtemps difficile, mais finalement apaisé, avec l’église catholique. Or, dans un contexte général d’interrogation sur les valeurs, nous assistons aujourd’hui à l’affirmation d’autres croyances religieuses qui parfois prétendent à leur tour à imposer leur loi : certaines composantes de l’Islam, ou, aux États-Unis notamment, certains mouvements évangéliques. Même si la question de la compatibilité entre ces croyances et la laïcité reste ouverte, naissent de là des débats dont la vivacité est quelque peu décourageante. La prolifération de textes et de prises de positions nourrit un sentiment d’incertitude et d’inflation normative : l’image de la laïcité finit par s’y brouiller. Un livre remarqué de Jean Baubérot n’a-t-il pas évoqué en 2015 "sept laïcités françaises" ? En fait, malgré la diversité des interprétations et des sensibilités, ne peut-on se mettre d’accord sur la définition essentielle du principe ? Ne peut-on aussi, plutôt que d’y voir une spécificité française, rappeler le lien qu’il entretient avec les valeurs démocratiques universelles ?

Retour au principe

Pour y voir clair, la première démarche consiste à revenir au "noyau dur" de la laïcité. On rencontre alors deux idées fondamentales.

Premier point : la laïcité, c’est d’abord, pour reprendre une formule philosophique, la fin du "théologico-politique". Ce qui fonde la loi, ce n’est pas une supposée vérité révélée, une autorité religieuse, mais la volonté raisonnable des hommes, vivant dans une collectivité réglée par un "contrat social". Révolution copernicienne dans l’histoire des idées, que prépare en Europe l’émergence des Lumières et dont prend acte la Révolution française. Si chacun reste bien sûr libre d’adhérer à une loi religieuse, celle-ci ne peut prétendre s’imposer à tous et prévaloir sur les lois de la nation.  Il est donc nécessaire de séparer soigneusement ce qui relève des croyances religieuses et ce qui engage l’État : c’est le sens de la fameuse loi de 1905. Comme le dit l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) : "Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément".

Deuxième point, lié au précédent : la laïcité garantit les droits de l’individu. Celui-ci ne saurait être assigné à une religion par les hasards de sa naissance. Il est libre de croire, et de choisir la religion dans le cadre de laquelle s’exerce cette croyance : il peut donc en changer s’il le souhaite, et l’on ne saurait criminaliser l’apostasie. Il est tout aussi libre, bien sûr, de ne pas croire. Reportons-nous à la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948, article 18) : "Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites".

On voit que ces deux points n’interdisent en rien de se référer à des croyances, y compris dans l’espace public, ni d’exprimer un sentiment d’appartenance à une communauté. Mais celui-ci ne saurait être exclusif : la sphère de l’État est "neutralisée". Elle est le lieu d’une volonté collective à vocation universelle (on parle d’"universalisme républicain") qui, en même temps, protège les droits de l’individu.

Quels que soient les débats concernant tel ou tel aspect de la mise en œuvre de la laïcité, ces principes restent valables. On les retrouve clairement formulés dans les premiers articles de la Charte de la laïcité à l’école. Ils sont étroitement liés aux valeurs démocratiques, et largement communs aux pays qui partagent ces valeurs, même si leur réalisation peut, selon les cultures nationales, présenter des différences. De ce point de vue, il n’est pas souhaitable de voir dans la laïcité, comme on le fait parfois, une exception française. Le Royaume-Uni, par exemple, respecte les deux points rappelés ci-dessus, même si l’on y invite Dieu "à protéger la Reine". De la même façon, les USA, où le président prête serment sur la Bible et exhorte Dieu à bénir l’Amérique, ont une grande proximité juridique avec la France, comme l’a fait remarquer Patrick Weil (De la laïcité en France). Toutefois, les récentes décisions de la Cour suprême américaine, largement inspirées par des influences religieuses, pèsent sur l’édifice juridique et compromettent les droits des individus. D’aucuns y voient le risque de retour à une théocratie. Construction à la fois philosophique, juridique et politique, la laïcité n’est donc pas à l’abri de retours en arrière : il est d’autant plus important de mettre en évidence ses données fondamentales.

Dans le domaine scolaire, le principe de laïcité implique que les agents de l’État, et notamment les enseignants, respectent la neutralité et s’abstiennent de toute manifestation religieuse. Mais, comme le rappelle l’article 12 de la Charte de la laïcité, ce sont aussi les enseignements qui sont laïques : fondés sur le questionnement scientifique, ils ne peuvent être remis en cause au nom de convictions religieuses.

Les élargissements du principe

Une fois que l’on a défini ce "noyau dur", il faut rappeler que le principe de laïcité n’interdit nullement l’expression de croyances religieuses, individuelles ou collectives, y compris dans l’espace public, dès lors qu’elles ne remettent pas en cause la neutralité de l’État. Contrairement à ce qu’on dit parfois, il ne s’agit pas d’organiser leur invisibilité en les enfermant dans le "for intérieur".  S’agissant de l’école, il importe donc que les agents de l’État ne puissent pas être suspects de manquer aux principes de laïcité rappelés ci-dessus. Mais cette règle, qui est au cœur de la loi de 1905, ne s’applique pas aux usagers. Pour interdire aux élèves, par exemple, le port de signes religieux, il faut donc faire intervenir d’autres critères. 

Ce qui fonde alors la règle, dans le domaine religieux comme dans l’ordre du politique, c’est la volonté de protéger les élèves du prosélytisme, qui chercherait à influencer leurs choix. Le rapport de la commission Stasi (2003) formule clairement cet élargissement du principe de laïcité : "La défense de la liberté de conscience individuelle contre tout prosélytisme vient aujourd’hui compléter les notions de séparation et de neutralité centrales dans la loi de 1905". C’est aussi l’idée que certains comportements, perçus comme provocateurs, risquent de susciter des réactions qui menacent l’ordre public. Là encore, la commission Stasi met en garde contre "l’exercice de pressions, de menaces" ou de "pratiques racistes ou discriminatoires, sous le prétexte d’arguments religieux ou spirituels". Elle rappelle : "Comme toute liberté publique, la manifestation de la liberté de conscience peut être limitée en cas de menaces à l’ordre public". Elle est là dans le droit fil des circulaires par lesquelles le ministre de l’Éducation nationale, en 1936 et 1937, mettait en garde contre le prosélytisme politique ou religieux, et interdisait "tout objet dont le port constitue une manifestation susceptible de provoquer une manifestation en sens contraire". Autre critère : certains comportements peuvent remettre en cause, non pas à proprement parler la laïcité, mais une valeur républicaine comme l’égalité (entre filles et garçons, par exemple). Tous ces principes ont été rappelés avec constance par le Conseil d’État (notamment dans son avis du 27 novembre 1989).

On a donc affaire ici à un second étage, en quelque sorte, de la laïcité. Il prolonge un vieux débat, que rencontraient déjà les philosophes qui ont réfléchi dès le dix-septième siècle sur la tolérance, première étape du chemin qui devait mener à la laïcité. En témoignent des écrits comme ceux de John Locke : dans leurs audaces comme dans leurs restrictions, ils constituent une étape essentielle.

Y a-t-il des signes "indifférents" ?

La question pour lui est de définir ce qui relève du champ de la liberté de conscience : en quoi a-t-on droit à la liberté, et avec quelles limites ? Il distingue alors trois catégories d’actions et d’opinions. D’abord, il y a tout ce qui ne concerne pas la société, mais relève de l’ordre des opinions spéculatives, de la relation de chacun avec la divinité. En ce domaine, la tolérance devrait être la règle, qu’il s’agisse des croyances (faut-il ou non croire à la trinité ?) ou des modalités (faut-il se reposer le vendredi, le samedi ou le dimanche ?). Une deuxième catégorie concerne le comportement en société, et engage le contrat social ; en ce domaine le magistrat (nous dirions les pouvoirs publics) fixe des règles, pour assurer la cohésion et la sécurité de la société. Mais il y a aussi tout ce qui est indifférent : sans être en soi ni bon ni mauvais, cela concerne cependant la société, les relations entre les hommes. Ce sont les principes et pratiques par lesquels ceux-ci règlent leurs actions : comment élever les enfants, travailler ou se reposer, être polygame ou pas… En soi ces pratiques sont indifférentes et devraient être tolérées, mais "seulement dans la mesure où elles ne sont pas pour la communauté cause de plus d’inconvénients que d’avantages" ; le magistrat peut être amené à intervenir au nom de l’intérêt général : "la paix, la sûreté et la sécurité de son peuple".

C’est ainsi que l’Essai sur la tolérance fait écho à notre actualité. En soi, dit Locke, tel ou tel costume, comportement, etc., devrait être indifférent. Mais "il peut s’agir d’un signe de ralliement susceptible de donner aux hommes l’occasion de se compter, de connaître leurs forces, de s’encourager les uns les autres et de s’unir promptement en toute circonstance. En sorte que, si on exerce sur eux une contrainte, ce n’est pas parce qu’ils ont telle ou telle opinion sur la manière dont il convient de pratiquer le culte divin, mais parce qu’il est dangereux qu’un grand nombre d’hommes manifestent ainsi leur singularité, quelle que soit par ailleurs leur opinion". Le magistrat est bien alors fondé à intervenir, mais il ne le fait pas sur des critères religieux, car en ce domaine chacun est libre : il agit au nom de l’ordre public. Nous dirions aujourd’hui qu’il s’agit de lutter contre le communautarisme, qui menace l’unité de l’État. Il peut arriver que la distinction appelle quelque subtilité, comme le montre un exemple donné par Locke : je suis libre de sacrifier un veau pour des raisons religieuses, sauf si en cas de famine le magistrat juge qu’il est d’intérêt public de protéger le cheptel. Mais dans ce cas il n’interdit pas d’immoler les animaux, seulement de les tuer…

La façon dont Locke aborde le problème éclaire bien des problématiques contemporaines : tenues vestimentaires, contraintes alimentaires, accompagnement des sorties scolaires… Certains comportements ou signes pourraient en soi être considérés comme indifférents. Mais l’État est amené à les réprimer s’ils apparaissent comme des manifestations de séparatisme, susceptibles de provoquer des réactions hostiles. Il y a là nécessairement un enjeu d’interprétation, et c’est souvent ce qui entraîne des débats.  Qu’est-ce qui fait qu’un comportement ou un signe sont perçus comme provocateurs ? Cette qualification engage à la fois l’intention de l’émetteur (agit-il "ostensiblement" ?) et la sensibilité du récepteur (qui perçoit cette attitude comme ostentatoire…). N’y a-t-il pas parfois excès, d’un côté ou de l’autre ? D’autre part Locke insiste sur le fait que le magistrat doit faire preuve de modération : une répression excessive risque de simplement radicaliser les comportements….

Il est compréhensible qu’il y ait des débats, parfois vifs, autour de ces implications (et de ces applications) de la laïcité : ils ne doivent pas occulter la force du principe lui-même, essentiel pour fonder les droits de l’individu dans une société démocratique – ce qui fait qu’on le rapproche souvent des valeurs de la devise républicaine.

 

Indications bibliographiques
  • Baubérot Jean, Les sept laïcités françaises, Maison des sciences de l’Homme, 2015.
  • Buisson Ferdinand, Dictionnaire de pédagogie (à partir de 1887) ; articles Laïcité et Neutralité.
  • Inspection générale de l’Éducation nationale, La laïcité au cœur des enseignements, 2004.
  • Locke John, Essai sur la tolérance (1667) ; Lettre sur la tolérance (1686).
  • Weil Patrick, De la laïcité en France, Grasset, 2021.

On pourra d’autre part se reporter utilement à deux numéros de la revue Administration & Éducation :

  • le numéro 148, Laïcité, école et religions (2015) 
  • le numéro 151, Laïcité, intégration, éducation : la République et son école (2016).

 

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