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Les interactions entre les identités des élèves et des professeurs de lycée professionnel - Grand entretien

Publié le 29 mai 2024

Nicolas Divert est maître de conférences en sciences de l’éducation et de la formation à l’université Lumière Lyon 2. Ses recherches portent sur l’enseignement professionnel et de façon plus générale, sur la construction et l’usage des diplômes et des certifications tant dans le cadre de la formation initiale que de la formation continue en entreprise.

Entretien réalisé en mars 2024

 

picto dialogue Est-il possible de faire un portrait-type de l’élève de lycée professionnel, du point de vue des origines socio-économiques, du genre et des origines culturelles (que l’on peut rapprocher des origines ethniques) ?

Nicolas Divert : C’est possible et pour autant, la difficulté est que, régulièrement, il s'agira d'un portrait en creux, à partir d’un certain nombre de manques. Pour brosser ce portrait nous devrons nous référer à une forme de normativité du système éducatif.
Celle-ci passe d’abord par les résultats scolaires. Les élèves de l’enseignement professionnel sont des élèves qui vont être qualifiés "d'élèves ayant des difficultés scolaires", et qui, quand le redoublement existe, vont aussi être plus souvent en retard. Les élèves de lycée professionnel (LP) sont ensuite marqués par leur milieu social d'origine. L’enseignement professionnel est un segment de l'offre éducative qui recrute principalement des élèves issus des fractions les plus paupérisées et populaires du paysage scolaire. On aura LP une concentration d’enfants, notamment d'ouvriers et d’employés et inversement, une sous-représentation des enfants de cadres. Le LP est aussi caractérisé par un clivage très fort entre les garçons et les filles. Historiquement, l'enseignement professionnel était plutôt un enseignement de formations industrielles où les garçons étaient majoritaires. Avec le développement du tertiaire, on a connu une arrivée massive de filles et, pour autant, le clivage demeure très fortement. Il y a très peu de filières que l'on pourrait réellement qualifier de mixtes dans l'enseignement professionnel.
Si on schématise, le tertiaire est majoritairement investi par les filles et les filières de production par les garçons.
Enfin les élèves de LP sont marqués par une surreprésentation des jeunes issus des familles immigrées. Cela ne veut pas dire que les familles immigrées optent spontanément pour une orientation en voie professionnelle. Elles ont par contre moins accès aux informations, stratégies et réseaux qui permettent d’éviter une orientation subie.

picto dialogue Les formations professionnelles se divisent en deux grandes voies. La voie scolaire et la voie de l’apprentissage. Retrouve-t-on les mêmes apprenants dans chacune de ces voies de formation ?

ND : Globalement, les clivages sont les mêmes. On peut rajouter, ici, à mes remarques précédentes une forme de clivage notamment parce que les lycées professionnels ne sont pas présents de la même façon sur tout le territoire. Cela peut conduire à une concurrence forte entre la voie scolaire et l'apprentissage. Lorsque c’est le cas, les lycées professionnels et la voie scolaire auront tendance à concentrer les élèves les plus en difficulté. Cela s’explique par le comportement des employeurs qui vont opérer une quasi-présélection par rapport au marché du travail. Ils développent des comportements très normatifs, recrutant les meilleurs futurs salariés, préférant les recrutements masculins dans les emplois qui ne vont pas être considérés socialement comme féminins.
On peut aussi mesurer un très fort impact des origines nationales, sources d’inégalités ethniques dans les trajectoires scolaires. Les origines nationales réelles ou supposées vont jouer un rôle important dans l’accession au contrat d’apprentissage.
Tout cela traduit, dès le plus jeune âge, des phénomènes de discriminations visibles et mesurables que l’on retrouve et dénonce sur le marché du travail.

picto dialogue Quels sont les mécanismes qui conduisent à cette absence de mixité/phénomène de ségrégation ?

ND : Il y en a plusieurs et de plusieurs types. Tout d’abord, en prenant la forme de différenciation très marquée et connue historiquement entre les garçons et les filles, les hommes et les femmes, on voit clairement que l'enseignement professionnel reproduit une division sexuée du travail, parce que c'est aussi le segment de l'offre éducative le plus proche du marché du travail. Cela ne veut pas dire que l'institution scolaire ne contribue à l'entretenir, mais si on compare les formations de la voie scolaire et celles de l’apprentissage, on constate que la première est plus ouverte au parcours atypique en termes sexué. Le recrutement des formations par l'apprentissage est beaucoup plus normé.
Ensuite, nous savons que les résultats scolaires ne sont pas vus et n’auront pas les mêmes significations et conséquences selon le profil des élèves et de leurs parents.
Une même note n’est pas interprétée de la même façon, en termes de proposition d’orientation, selon le sexe des élèves et ses origines socioprofessionnelles, ethno-culturelles ou résidentielles.
Un élève moyen, voire moins, dont les parents sont réputés avoir un bagage scolaire et culturel, sera considéré comme pouvant bénéficier d’un soutien qui lui évitera, plus souvent, une orientation par défaut de sorte que l’institution scolaire reproduit les inégalités sociales. Les élèves et parents qui ont le plus et les meilleures ressources s'en sortent mieux à situation égale.

picto dialogue Du point de vue des évolutions historiques, existe-t-il des tendances lourdes ?

ND : Plusieurs évolutions ont marqué l'histoire de l'enseignement professionnel au sens large du terme.
Il y a d’abord la période de l’institutionnalisation à la fin du XIXe siècle, puis l’adoption de la loi Astier en 1919, qui constitue un tournant important puisque cela va donner lieu à la transformation du Certificat de capacité professionnelle (CCP) créé en 1911 en Certificat d’aptitude professionnelle (CAP), diplôme qui existe toujours. Au début de l'enseignement professionnel, l’État se charge de la formation des jeunes, porté par une ambition, y compris politique, de proposer un "apprentissage méthodique et complet". Les diplômes vont devenir nationaux, délivrés par l’État et le CAP va constituer le diplôme de l’élite ouvrière comme le montre l’historien Guy Brucy.
On peut donc dire qu’au cours de cette période, qui va jusqu’aux années 1960, il faut permettre la formation de travailleurs qualifiés en leur proposant aussi une formation basée sur une culture générale présentée comme émancipatrice.
La rupture qui va apparaître à la fin des années 50, début des années 60, avec la massification, la réforme Berthoin de 1959 puis la loi Haby de 1975 et la création du collège unique, vont marquer durablement l’enseignement professionnel. La première, augmente mécaniquement le flux d’élèves à accueillir et l’enseignement professionnel sera mis à contribution ; la seconde, va déplacer l’accès à l’enseignement professionnel à la fin de la troisième qui devient une filière du second cycle du secondaire.
Ces réformes, qui avaient pour ambition d’unifier le second degré, auront pour conséquence une forte hiérarchisation des voies de formation. Les élèves considérés comme ayant le plus de difficultés seront orientés vers l’enseignement professionnel. Toutefois, l’enseignement professionnel va être mis à contribution pour faire réussir certaines politiques éducatives comme l’illustre la création du baccalauréat professionnel en 1985 ou la réforme de ce même bac pro, dont la préparation en trois ans est généralisée pour devenir la règle à la rentrée 2009. Si l’ambition d’une "égale dignité" entre les baccalauréats n’est pas atteinte, la réussite du slogan "80 % d’une génération au niveau du bac" l’est désormais.

picto dialogue Vous avez intitulé un de vos articles "Les "petits" diplômes sont préparés par les "petits" profs". Qu’entendez-vous par ce titre un brin provocateur ?

ND : En fait, il s'agit d'un chapitre issu d'un ouvrage collectif sur l'enseignement professionnel, régulièrement présenté comme préparant à des petits diplômes pour des élèves de petit niveau scolaire. Cet ouvrage est paru dans une collection qui s'appelle "Idées reçues".
Il est important de remettre cela dans le contexte parce que les lycées professionnels, alors qu’ils jouent un rôle important en matière de réussite des élèves, de politiques éducatives, d’atteinte de l’objectif d’augmentation du niveau de qualification, sont peu et mal connus.
"Petits profs" est effectivement une provocation car malgré leur importance et l’importance de leurs missions, ils sont méconnus, n’ont pas le même profil ni la même formation que les autres enseignants du second degré.
Ils ont souvent une expérience professionnelle antérieure, ils ont une formation académique moins poussée et in-fine il y a parfois une proximité de sort entre les élèves et les professeurs de LP. C’est-à-dire qu’il arrive souvent que les enseignants arrivent en LP sans l’avoir voulu, après avoir échoué, éventuellement, à d’autres concours (CAPES en premier lieu).
"Petits profs" parce qu’ils ont eu aussi un statut particulier crée en 1985 ; celui de professeur de lycée professionnel, les PLP, population divisée entre les PLP1, accessible avec un diplôme universitaire de 2 ans après le baccalauréat, ou PLP2 (accessible à un niveau L3) avant l’unification de ce corps et la disparition des PLP1. À l’intérieur même de ces corps, existe la distinction entre les professeurs de l’enseignement dit "général" et ceux des enseignements dits "professionnels" dont les relations peuvent être tendues.
"Petits profs", car le CAPLP, qui est le concours pour accéder aux fonctions d’enseignant de lycée professionnel est souvent présenté, parfois même en INSPÉ, comme un concours plus facile, moins exigeant que les autres concours du second degré.
"Petits profs", parce qu'au sein de l'institution scolaire, ils sont effectivement un peu mis de côté, régulièrement soumis à des injonctions ; l'enseignement professionnel est encore dévalorisé et face aux différentes réformes, ils semblent interchangeables. Si leur filière ou formation ferme, ils devraient se reconvertir et aller ailleurs, notamment vers le professorat des écoles, c’est du moins ce qu’ont laissé entendre récemment certains discours.
Pour conclure, "petits profs" parce que les PLP constituent un groupe de pression nettement moins fort et moins écouté que d’autres enseignants. Or, dans ce chapitre, je montre que le CAPLP est un concours sélectif et que les PLP voient leur rôle au-delà de la seule dimension de transmission de connaissances scolaires. Il s’agit, aussi, pour ces PLP, de permettre à des jeunes aux parcours chaotiques de reprendre confiance dans l’institution scolaire, ce qui n’est pas une mince affaire.
 

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