Les professeurs de lycée professionnel sont bivalents. Pourquoi et en quoi cela est-il de nature à influencer les pratiques pédagogiques ?
Xavier Sido : Tout d'abord, je pense qu'il est important de rappeler que la bivalence ne relève pas d'une décision pédagogique, mais plutôt d’une décision "économique" et organisationnelle.
Au moment où l'enseignement professionnel s'est mis en place, en 1945, il n’y avait pas assez d'heures pour faire des services complets et la bivalence a donc été une solution de circonstances. Par ailleurs, cela correspondait aussi à la formation des premiers professeurs qui étaient en fait d'anciens instituteurs. C’est ainsi que l’on trouve aujourd’hui des professeurs de lycée professionnel qui enseignent par exemple les lettres et langues étrangères, les lettres et l’histoire et géographie ou les mathématiques et sciences dites "maths/sciences". Pour les pratiques de cet enseignement, que je connais le mieux, il existe deux grands modèles pédagogiques :
- le premier est celui de l’étude d’un concept ou d’une notion mathématique qui est illustrée par une situation de science et inversement.
Dans ce cas-là, dans une situation de "maths/sciences", on ne peut construire qu'un concept de mathématiques ou un concept de sciences de façon distincte ; - le second modèle conduit à construire, lors d’une même séquence de classe, un ou des concepts de sciences et de mathématiques qui sont liés. Cela conduit, par exemple, à construire un cours qui permet de faire découvrir et comprendre à la fois la proportionnalité (notion mathématiques) et la loi d'Ohm (notion scientifique).
Les dispositifs de co-enseignements sont régulièrement invoqués pour améliorer la réussite des élèves de lycée professionnel. En quoi ce rapprochement de plusieurs disciplines est-il un facteur de progrès et/ou d’amélioration des résultats scolaires ?
XS : Depuis, la mise en place de la filière professionnelle à l’école en 45, les programmes précisent que toutes les disciplines doivent participer à la transmission d'une culture technique qui est à la fois une culture de métier, mais aussi une culture pour l'homme avec un grand "H" et une culture citoyenne. Les disciplines générales sont ainsi, depuis les origines, appelées à nouer des relations étroites avec celles dites professionnelles.
Cet appel au rapprochement ne va toutefois pas sans provoquer des tensions entre, de nouveau, deux modèles d’enseignement :
- le premier, qui vise à répondre à des enjeux culturels désintéressés, cherche d’abord à transmettre une culture disciplinaire pour en montrer par la suite l'utilité en enseignement professionnel ;
- le second qui, a contrario, défend un enseignement intégré aux enjeux professionnels, se sert de l’apprentissage du métier pour construire une culture disciplinaire spécifique.
Pour conduire ce rapprochement entre enseignements généraux et professionnels, sans pour autant complétement trancher les deux visions, nous avons ainsi connu les projets pluridisciplinaires à caractère professionnel (PPCP), les enseignements généraux liés à la spécialité, etc., dont il est difficile de dire s’ils ont été source de progrès.
D’abord parce qu’on se fixe souvent sur ce que disent les enseignants très engagés dans ce type de pratiques pédagogiques et qui sont largement convaincus et puis parce qu' on ne prend pas le temps de les penser, de former les enseignants et d’en mesurer scientifiquement des effets. Un dispositif, dans lequel on met les enseignements entre eux, n’est pas une solution aux problèmes rencontrés si ce n'est pas pensé et si on ne donne pas les moyens aux enseignants de pouvoir construire effectivement ce co-enseignement.
Cela renvoie à toutes les interrogations au sujet du travail coopératif et collaboratif de tous les enseignants, qu’ils soientPLP, certifiés ou agrégés.
Quels sont les freins à ces pratiques de rapprochement et en quoi est-ce si délicat à mettre en œuvre ?
XS : Le premier point sur lequel je veux vraiment insister est que les élèves ne sont pas un frein. On dit souvent "Les élèves sont en difficulté et c'est pour ça que c'est compliqué de les faire travailler ensemble". Il ne s’agit pas de nier les particularités et les difficultés des élèves, mais on confond souvent, et on ne peut que le regretter, le concret comme ce qui pose problème et engage à la réflexion et le concret comme ce qui intéresse les élèves. Pour le dire autrement, il y a des glissements entre le concret comme point d’entrée pédagogique et le concret comme caractérisation de l’état d’esprit des élèves. Dans le même sens, opposer intellectuel et manuel n’a pas de sens et ne permet pas de développer des méthodes pédagogiques facilitant les apprentissages et le rapprochement entre les disciplines. Ainsi, par exemple, parler métier ne peut suffire à assurer une activité mathématique consistante.
Le second frein que je souhaite aborder est qu'il n'existe pas une discipline qui ne soit pas utilisée, abordée ou réinvestie dans un autre enseignement. Les professeurs n’en tiennent pas assez compte ! Il n’existe pas un enseignement de mathématiques, mais des formations de mathématiques. Et on a trop souvent tendance à l'ignorer. J’ai connu un collègue qui, en début d'année, parlait des fonctions en enseignement professionnel alors que moi je les abordais en novembre. Dans ce cas-là, je dois me poser la question de ma plus-value si je reviens sur cette même notion. Quelle est la plus-value d'un enseignement de mathématiques par le professeur de"math/sciences" quand telle ou telle notion a déjà été traitée en atelier par exemple ? On ne se pose jamais cette question des enseignements de mathématiques qui existent ailleurs, à l'atelier ou dans les cours de technologie.
Le troisième frein, c'est une méconnaissance de ce que les élèves savent déjà et utilisent au quotidien, en période de formation en milieu professionnel (PFMP), à l’atelier ou en technologie, parfois de façon implicite, sans référence à une notion ou concept scientifique. Il faudrait amener les enseignants, du champ professionnel, de "maths/sciences" ou de n'importe quelle discipline à échanger entre eux, notamment sur le plan épistémologique, c'est-à-dire sur le plan des contenus. Mais cela nécessite alors de clarifier les notions, les concepts, de parler didactique,et donner les moyens de le faire. Comme l’a montré Nathalie Auxire, le langage des enseignants du professionnel et du général n’est pas le même. Une nouvelle fois, il ne suffit pas de mettre dans une même salle des professeurs pour faire du pluri/trans/inter/disciplinaire.
La réforme de 2023 prévoit d’instaurer des enseignements à effectifs réduits. En quoi est-ce une solution aux problèmes rencontrés par les élèves ?
XS : Je dirai tout d’abord, et la recherche l’a amplement montré, qu’il vaut toujours mieux être en effectif raisonnable qu’en sureffectif. Cependant cela ne résout pas la question du contenu et des méthodes à et pour ce qui va être enseigner.
En mathématiques, on a réduit le nombre d'heures dévolues aux élèves en classe entière, ce qui pose certains problèmes qui ne peuvent se résoudre en donnant la possibilité aux enseignants de faire de la consolidation ou de l’accompagnement au plus près.
Je voudrais partager avec vous une anecdote. Lors d'une journée d’étude avec des professeurs néo-titulaires de l’académie de Versailles, ces derniers devaient présenter une séquence de cours. Le point de départ de leur réflexion était toujours la "pacification" de la classe pour amener les élèves à se mettre au travail. Ils mettaient au second plan les questions de didactique, c’est-à-dire la réflexion sur les contenus, les situations pour que les élèves puissent le construire, etc. Ils partaient du principe que les élèves ne voulaient pas travailler et, plutôt que de construire des situations intéressantes pour apprendre, créaient des situations vivantes pour occuper les élèves. Il ne s’agit pas ici de nier les difficultés mais de replacer le contenu au centre du jeu pédagogique, de le prendre au sérieux.
Le fonctionnement des lycées professionnels est régulièrement questionné. En est-il de même des programmes et plus particulièrement de celui des "math/Sciences"? Y a-t-il des grandes tendances de l'enseignement des disciplines scientifiques ?
XS : Plus que leur fonctionnement, ce qui est beaucoup questionné, principalement par la sociologie, c’est leur public et leur place au sein du système éducatif et ce, depuis la fin des années 1960. Il est alors beaucoup question de leur fonction de récupération d’élèves en échec scolaire, principalement en mathématiques, compte tenu de son rôle dans l’orientation. Les réflexions sur les enseignements sont peu investies par la recherche, il faut souligner alors le rôle majeur des acteurs proche du terrain, enseignants et inspecteurs.
En ce qui concerne les programmes, contrairement à ce qui se voit au lycée général et technologique, ceux du lycée professionnel ont connu peu d’évolution au cours du temps. On retrouve régulièrement, jusqu’aux derniers programmes de maths/sciences, l’idée originelle d’une formation de l'Homme, du travailleur, du citoyen, actualisée avec l’idée de l’évolution professionnelle et de la poursuite des études. On peut toutefois noter une accélération des changements programmatiques ces 20 dernières années avec notamment la mise en avant des compétences (déjà présente en lycée professionnel). Un des risques soulignés est la perte du contenu au profit de compétences mal identifiées et vidées de leur substance.
Dernièrement, les grandes tendances au niveau de la formation visent à la professionnaliser : augmentation des stages, réduction des heures de maths et de sciences, etc. On se dirige sans doute vers un paradoxe, un enseignement utilitaire, d’automat(h)isme pour les stages, des élèves que l’on pense incapables de faire mieux, un enseignement plus accès sur la réflexivité pour la polyvalence, le recyclage professionnel et les perspectives en termes de poursuite d’études qui s’accentuent.