Photo de classe avec élèves école élémentaire primaire deant ordinateurs informatique numérique

Comment éduquer à un numérique durable ? Entretien avec Vincent Courboulay

Publié le 29 juin 2023

Vincent Courboulay est ingénieur et maître de conférences en informatique à La Rochelle université. Depuis dix ans, il se spécialise dans le numérique responsable. En 2018, il cofonde l'Institut du numérique responsable, dont il devient directeur scientifique. Il travaille actuellement sur la notion d'intelligence artificielle responsable.

Entretien réalisé le 9 juin 2023 par Jean-Sébastien Cambon, auditeur de la promotion 2022-2023.

picto dialogue IH2EF - Quel est votre point de vue sur les enjeux qu’il peut y avoir entre le numérique et le développement durable ?

Vincent Courboulay : Les enjeux sont majeurs, anciens et ont encore de beaux jours devant eux. C'est une problématique du passé, du présent et du futur. En effet, le numérique, depuis 30 ans, est en soi un monde en émergence, un continent 2.0 qui est de plus en plus colonisé et peuplé, dans lequel il y a de plus en plus de voies de communication, que ce soient les fibres optiques, les réseaux de télécommunication, les satellites. C’est aussi un continent de plus en plus outillé. Le nombre de personnes qui utilisent le numérique continue de croître (on dépasse aujourd'hui les 5 milliards), il y a de plus en plus d'objets qui peuplent cet environnement (on est à 40 milliards d'objets connectés), et évidemment, tout cela se fait sur un monde fini, un monde en fin de cycle. Donc, cet accroissement et ce fonctionnement-là, qui peut être assimilé à quelque chose de très virtuel, est en fait terriblement concret, depuis l'épuisement des ressources nécessaires à la fabrication des objets.

C’est également un continent en tension, étant donné que le numérique est partout, avec de plus en plus de tensions sur la fourniture et la fabrication. Il suffit de regarder aujourd'hui les chaînes de montage de la Zoé, à l'arrêt parce qu'il manque des microprocesseurs.
Les usages posent des milliers de questions, la gestion du recyclage, du reconditionnement ou de la gestion de fin de vie sont en soi aussi des problématiques. C'est le volet, à la limite, environnemental, avec les émissions de gaz à effet de serre, l'eau, les épuisements des ressources. Mais ce n'est qu'un pilier du développement durable.
Il y a aussi deux autres piliers :

  • l’un concerne les problématiques sociales et sociétales, avec l'accès au numérique, l'illectronisme, le harcèlement, la diminution de la sphère de la vie privée, le poids des réseaux, des réseaux asociaux, le poids de la pornographie en ligne, la place de la femme, etc. Il y a donc une quantité infinie de problématiques sociales et sociétales ;
  • le dernier pilier concerne la transformation, de la prospérité de la société, avec la transition numérique et l'émergence, par exemple, de l'intelligence artificielle qui est en train, à peine au bout de quelques mois d'existence (nous pensons par exemple au très populaire de ChatGPT, depuis décembre dernier), de supprimer des milliers d'emplois, de façon très concrète. Et ce n'est que le début…

Donc, le numérique, de par son côté transversal, systémique et global, a des répercussions majeures, tant du point de vue environnemental que social et sociétal, qu'économique. Nous nous devons de prendre en compte le numérique responsable, comme vous l'appelez, durable, pour essayer de limiter au plus possible les impacts négatifs et d'accélérer le plus rapidement possible ces impacts positifs.

picto dialogue IH2EF - Pour éduquer à ce numérique durable, responsable, quelle méthodologie vous semble la plus adaptée ?

VC : J'aurais presque envie de dire qu'il n'y a pas de voie idéale. Tous les fers doivent être mis au feu. Si on devait lister des actions, du plus haut vers le plus bas, il faudrait commencer par le ministère de l'Éducation nationale qui doit absolument s'approprier le sujet et faire en sorte que cette question-là intègre le CAPES numérique. C'est une obligation. Les programmes d’enseignement et les formations des INSPÉ doivent être modifiés de façon à intégrer le numérique responsable (au moins ses bases) pour pouvoir transmettre les bons discours et arrêter, par exemple, de dire d'envoyer des mails. Les modifications de programme doivent se faire en appui d'experts. C'est fondamental et, pour l'instant, ce n'est pas fait.
Ensuite, au niveau des rectorats, il y a la prise en compte des formations autour de ces sujets dans les programmes académiques de formation des enseignants.
Puis, évidemment, il y a les collèges, les lycées et les écoles qui, dans leur pratique elle-même, doivent prendre en compte ce côté du numérique responsable : mieux gérer le papier, mieux gérer les dépôts, mieux gérer les outils, et surtout commencer à montrer l'exemple.
Enfin, il y a dans le programme même, au travers de PIX. Cela a déjà commencé, mais il faut continuer de renforcer ce côté "numérique responsable". C'est le côté institutionnel.
Cela étant, on peut aussi travailler au niveau associatif ou périphérique. Les associations doivent d'une manière ou d'une autre, essayer de rendre le plus accessible possible les activités, les outils, les travaux pratiques, dans la mesure de leurs moyens, en fonction de leur spécificité sur le handicap, l'accessibilité, l'impact environnemental, etc. Elles doivent se mettre aussi en ordre de bataille avec des licences ouvertes pour donner aux enseignants et aux établissements la capacité d'initier et d'enclencher leur démarche numérique responsable.
Donc c'est vraiment quelque chose de très systémique, le "numérique systémique", car les réponses qu'on doit y apporter sont elles aussi systémiques.

picto dialogue IH2EF - Comment permettre la prise de conscience collective de ces enjeux ainsi que les actions nécessaires à mettre en œuvre ? Est-ce que cela doit venir de l’État ?

VC : On ne peut pas atteindre l'État, et on ne peut pas considérer que seul on va changer le monde. On peut essayer, il n'y a aucun problème à ça. Moi, tous les matins, je me lève en me disant "je vais changer le monde". Si je n'y arrive pas, ce n'est pas grave, mais c'est mon objectif. Donc, il faut qu'en fait tout le monde y aille. Le gros problème, dans une démarche structurée, c'est de comprendre, mesurer, décider, agir. Ces quatre étapes sont fondamentales. Tant qu'on n'a pas décidé, on ne peut pas agir. Et pour décider, il faut avoir les bons outils, les bonnes mesures. Et pour avoir les bonnes mesures, il faut comprendre les enjeux pour savoir ce qu'on doit mesurer.
Je vous donne un exemple très simple. Systématiquement, quand on aborde ce sujet-là, la notion des mails revient. Les mails, ça pollue, c'est entre 1 et 2 grammes d'émission de gaz à effet de serre avec la pièce jointe. Et quand on sait qu’une tasse de café a amené 110 ou 120 grammes d'émission de gaz à effet de serre, qu’une pomme en apporte 140 g ou qu'un steak haché correspond à 5,6 kg, on peut relâcher la pression sur les mails. Donc la notion de mesure, d’ordre de grandeur est fondamentale.
Ce qui est aussi fondamental, c'est de ne surtout pas cantonner la problématique à un seul angle d'accroche, par exemple l'environnement ou les gaz à effet de serre. Aujourd'hui, le problème, ce n’est pas le mail que j'envoie. Le problème aujourd'hui, c'est les 325 milliards de mails qui sont envoyés par jour. Et potentiellement, c'est aussi le mail que j'envoie qui peut être mal interprété, qui peut être mal lu, qui peut être considéré comme une agression, alors que je suis en week-end ou en vacances. On est donc plutôt sur des problématiques sociales et de masse que des problématiques de geste individuel. Mais c'est un point d'entrée pour s'approprier les problématiques.
En fait, il n'y a pas de mauvais gestes. En revanche, il y a des mauvais comportements : culpabiliser est un mauvais comportement, ne s'intéresser qu'à soi est un mauvais comportement, avoir un internet machiste et sexiste est un mauvais comportement. Finalement, c'est plus la réappropriation d'un sens commun qu'on a dans la vraie vie, le respect, le fait de répondre à des besoins et non à des envies.
Parce que le numérique est systémique, global, il faut considérer toutes les problématiques qui vous touchent constituent une première entrée, mais qu’il ne faut pas s’y cantonner. Soyez touchés par la problématique que vous voulez (la pollution, les gaz à effet de serre, l'épuisement des ressources, etc.) mais restez ouvert à toutes les problématiques qui vont arriver en cascade pour confirmer vos choix.

picto dialogue IH2EF - Si l’on questionne les 17 engagements et enjeux objectivés par l'UNESCO dans le cadre des objectifs de développement durable, comment pour tout un chacun s’en saisir concrètement ?

VC : Les objectifs de développement durable (ODD) constituent un objet magnifique, puisque c'est un des premiers accords universels de l'ONU. Globalement, même si ce n'est pas parfait, ils ont au moins l'avantage d'exister. C'est un très bon outil d'évaluation pour les organisations.
À l'échelle du particulier, je crains que ce soit trop complexe, trop global et trop systémique à appréhender, que ce soit surtout trop bloquant. Les problématiques sont tellement vastes que si on devait analyser, à l'aune des ODD, l'ensemble de nos actions, on resterait pétrifié sur sa chaise.
En fait, les ODD sont de très bons outils de pilotage et d'évaluation, mais c'est beaucoup trop global et anxiogène pour le particulier, parce qu’en dix siècles, on n'y arrivera jamais. Je suis aussi partant pour travailler sur la notion d'objectif de numérique responsable, les ONR. À ce moment-là, peut-être, il faudra les réduire pour avoir une approche plus précise sur les ODD. Quand j'ai écrit la charte du numérique responsable pour l'INR, on a ciblé cinq chapitres : environnement, social, éthique, résilience et innovation. Ensuite, on a décliné un certain nombre d'actions. On a réduit à cinq les objectifs du numérique responsable pour qu'ils soient plus facilement appréhendables.

IH2EF – Quelles ressources mettre à disposition des cadres d'éducation nationale, pour les différentes échelles de l’action, afin de pouvoir engager un numérique qui soit conforme à l'esprit et à la lettre de ce développement durable ?

VC : J'aurais tendance à dire qu'il faut outiller la démarche que j’ai indiquée : comprendre, mesurer, décider, agir. Pour comprendre, vous devez sortir "l'artillerie lourde" : des vidéos, des livres, des supports, des fiches pratiques, des Massive open online course (MOOC), etc. Vous devez les mettre à disposition parce que, de par la pluralité des personnes, vous devez avoir une pluralité des ressources. Vous devez donc fournir le package le plus global possible, complet et mis à jour des ressources pédagogiques et de formation. Après, vous devez donner des outils de mesure gratuits et des outils de comparaison : quel est mon point de vue, quel est mon impact environnemental ? Quelle est la différence entre l'impact environnemental d'une pomme et d'un mail ? Tous ces questionnements permettent de donner aussi des outils accessibles pour que les gens aussi puissent mesurer. Cela étant, vous avez tout un objet politique à creuser : des lois, des articles de loi, des orientations, des actes ou des feuilles de route qui doivent inciter à passer à l'action.
Et puis, vous avez des outils pour agir : des feuilles de route, des guides, des exemples, des catalogues de formation, des kits, des valises à destination des jeunes, des moins jeunes, etc. En fait, vous devez outiller le plus globalement possible cette vision (comprendre, mesurer, décider, agir) sur les trois piliers du développement durable : People, Planet, Prosperity, sans oublier, parce que c'est un élément qui va fondamentalement être important pour convaincre les gens, un quatrième "P" qui est celui de la Protection, de la cybersécurité. Et une fois que vous avez cette matrice à double entrée (comprendre, mesurer, décider, agir) dans lequel vous fournissez des outils (People, Planet, Prosperity, Protection), alors la mission sera remplie lorsque cette matrice sera pleine.

 

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