La qualité et le sens au travail : entretien flash

Publié le 24 février 2025

Entretien avec Emmanuel Abord de Chatillon, Professeur en management des ressources humaines à l'INP Grenoble IAE, directeur de la Chaire Management et Santé au Travail, CERAG (Université Grenoble Alpes).

Propos recueillis par Valérie Callier en janvier 2025.

picto dialogue Vous définissez 4 dimensions du bien-être au travail, est-ce que vous pouvez nous les présenter en quelques mots ?

Le modèle que j'ai développé avec mon ami et collègue Damien Richard est fondé sur 4 dimensions.

  • La première, c'est le S, le sens et quand on parle du sens, l'idée est de dire que je suis bien quand ce que je fais a du sens, donc quand mon travail est utile, quand j'ai l'impression de servir à des clients, des usagers, des fournisseurs.
  • La 2e dimension, et celle qui revient le plus souvent quand on interroge les personnes, c'est la dimension du lien. Les collectifs constituent une ressource essentielle, quel que soit le modèle de compréhension de la santé au travail que l’on mobilise. Nous sommes des êtres sociaux avant tout, donc le collectif est forcément important.
    Quand on parle de lien, on parle de liens avec l'ensemble des parties prenantes à l'organisation. Cela peut concerner aussi bien les relations avec les supérieurs hiérarchiques, les subordonnés, les collègues, les clients, les usagers, etc.
  • La 3e dimension, c'est la dimension de l'activité qui est peut-être celle qui est la plus difficile à cerner car c'est une dimension qui est forcément avant tout subjective. Qu’est-ce que faire du bon travail pour une personne ou pour une autre ? En fonction des individus, ce n'est pas tout à fait la même chose. Plusieurs questions se posent pour eux : est-ce que je suis capable d’effectuer un travail de qualité ? Est-ce que je suis capable de mobiliser mes compétences pleinement dans mon travail ? Est-ce que je suis capable d'avoir l'autonomie suffisante pour pouvoir le développer, pour pouvoir le compléter ?
    Cette dimension est souvent négligée par les modèles de bien-être car ce sont généralement des modèles qui sont fondés sur le bien-être de manière générale et pas sur le bien-être au travail. Le point de départ doit toujours être le travail parce que c'est là où se construit le bien être des acteurs.
  • Et puis on a une dernière composante, le C, le confort. Ce sont les conditions matérielles et environnementales de mon bien-être. Alors oui, je suis bien quand mon bureau est confortable, quand mes outils de travail sont performants quand mon environnement de travail est agréable. Mais attention, cette dimension, on a l'habitude de dire que c'est le parachute des précédentes, c'est-à-dire celles que je vais mobiliser quand les autres ne sont pas là. Donc, quand vous posez la question à quelqu'un, "Comment ça va ton travail ?" et qui vous répond, "Eh bien, mon bureau est chauffé", il est en train de vous dire que finalement, le reste est peut-être probablement secondaire et que son travail ne va pas forcément très bien. Et pourquoi les individus mobilisent-ils cette dimension qui paraît secondaire ? C'est tout simplement parce que on ne peut continuer à travailler que si on trouve des ressorts pour notre bien-être. Donc, l'individu est toujours en recherche d’éléments qui vont lui faire percevoir son travail comme producteur de bien-être.

picto dialogue Pour vous le lien est l’axe le plus important de ces dimensions de bien-être au travail, pouvez-vous nous dire pourquoi ?

C’est le plus important car c'est une ressource que la théorie des ressources considère comme énergétique, c’est-à-dire que c'est une ressource qui procure d'autres ressources. Le collectif permet de renforcer d'autres ressources, comme par exemple de gagner du temps, de trouver du sens, parce qu'on est avec les autres. Le lien donne la possibilité de mieux effectuer son travail.
Le lien englobe des éléments qui sont plus anecdotiques comme de meilleures ambiances de travail, etc. Et tous ces éléments vont contribuer à transformer mon travail et à faire de lui quelque chose que je vais apprécier ou pas.
Dans le modèle de Karasek, par exemple, le soutien social est une composante importante qui va permettre de limiter les effets de situations potentiellement stressantes.
La dimension collective est donc une dimension très importante quand on parle de l'activité. Le travail a forcément une dimension collective. D’où la nécessité de la prendre en compte pour saisir ce que c'est que le travail des individus.

picto dialogue On a parlé du L (le lien) et de son influence sur le A (l'activité) vous expliquez que c'est la notion la plus complexe à saisir, pour quelles raisons ?

C'est la plus complexe à saisir parce que cette dimension est appréhendée de façon différente d'un individu à un autre.
En effet, deux personnes qui effectuent les mêmes tâches, n’ont pas le même ressenti d'activité. Je vous expliquais que le travail a une dimension collective, mais il a aussi une dimension subjective qui est importante (cf. P.Y. Gomez, Le travail invisible : enquête sur une disparition, 2013).
Pour deux personnes qui ont les mêmes activités et qui travaillent dans les mêmes conditions, une sera satisfaite et l'autre le sera beaucoup moins. Cela complexifie l'analyse du travail et du bien-être au travail. C’est à dire que lorsque l’on va analyser les situations de travail, on ne va pas pouvoir se contenter d'analyser des paramètres tangibles, il va falloir comprendre comment les individus ressentent leur travail.

De plus, on s'est aperçu à l’occasion de la période pandémique qu'il y avait des formes d'épuisement professionnel qui venaient du fait que les individus n'arrivaient pas à faire leur travail correctement, ce que Alice Monnier dans sa thèse (2024) appelle une forme d'épuisement éthique. Et cet épuisement est très important dans des organisations qui, justement, sont construites sur le sens.
Au moment de la pandémie chacun cherchait un sens et cette perte peut atteindre, d'une manière très importante, la santé psychosociale au travail.

picto dialogue Le management a-t-il un rôle à jouer pour améliorer le bien-être au travail ?

On a souvent pensé qu'il suffisait de dire aux personnes ce qu’elles avaient à faire. Or ce qui est important à considérer, c'est que les acteurs ont besoin de penser leur travail dans ses différentes dimensions.
Cependant, souvent, toute une partie de l'activité est conçue par des personnes qui ne connaissent pas vraiment le travail mais qui le pensent un peu pour vous. Ceux que Marie-Anne Dujarier (Le management désincarné, 2013) appelle des "planneurs", parce que nous seulement ils font des plans, mais aussi parce qu’ils planent complétement…

Le manager doit, dans le cadre du bien-être, laisser une dimension de réalisation de soi.

Les questions autour du travail sont du type : jusqu'où j'en ai la maîtrise ? jusqu'où je peux le réfléchir ? jusqu’où je peux le penser ?
Laisser le pouvoir de le discuter, de débattre du travail est très important car cela permet de le relier à la dimension collective et donc au lien.
C’est-à-dire que l'échange sur le travail permet de construire du bien-être au travail.
On touche ici à la notion de l'autonomie de la personne.

picto dialogue Qu’est ce que pour vous l'autonomie dans le travail ? Et quels sont les différents modèles de cette autonomie ?

Je la définis à partir de la définition de Gilbert de Terssac. Pour lui, l'autonomie est la capacité de pouvoir agir selon ses propres règles.
Il le fait en référence à la règle, et je trouve que c'est très important, de se dire que l’on ne parle pas seulement de règles formelles, de celles qui sont inscrites dans les processus qu'on a pu identifier mais aussi des règles informelles qui se construisent. Là encore, il y a de très grandes différences entre individus. Tout le monde n'a pas les mêmes besoins en matière d'autonomie.
Dois-je suivre des règles conçues par d'autres en dehors de moi, qui n'ont pas été partagées, où est-ce que j'ai le droit de discuter de mes propres règles, de les amender, les négocier, en débattre et de pouvoir construire mon travail ?

On sait que l'individu lui-même est par nature autonome. Ce que nous expliquent Crozier et Friedberg est que l’individu est capable de s'adapter, de mettre en œuvre des dispositifs qui vont lui permettre de regagner du pouvoir, de profiter des zones d'incertitude mais aussi que l’autonomie est un élément capital de la motivation des acteurs, permettant à l’individu de fonder sa propre motivation au travail. C’est ce que propose le cadre de la théorie de l'autodétermination qui s’appuie sur plusieurs éléments :

  • Le premier, c'est que la motivation intrinsèque, celle qui vient de moi-même, est la plus fondamentale. Tous les pédagogues le savent bien, ce qui est important, c'est que les individus aient envie, eux-mêmes, d'apprendre. Si on leur impose quelque chose, c'est très compliqué et beaucoup moins efficace.
  • Le deuxième est qu’il faut créer les conditions pour que les personnes puissent construire leur propre motivation. Et c'est valable dans toute forme d'organisation.
    C'est la question que se pose le manager par rapport à son équipe : qu’est-ce qu'il faut que je mette en place pour que les individus développent leur propre motivation ; ou que l’on retrouve dans une salle de classe, comment les enseignants peuvent-ils créer les conditions pour que chaque élève puisse construire sa propre motivation ? Pour cela trois dimensions sont essentielles :
    • j’ai besoin d’appartenir à un collectif,
    • j’ai besoin de mobiliser pleinement mes compétences,
    • j’ai besoin d’être autonome.

L’autonomie est à la source de mon bien-être parce qu'elle me permet de construire mon travail et finalement de l'accepter mieux, de pouvoir me réaliser en son sein. Mais elle est aussi un vecteur de motivation.
Si nos organisations sont parfois un peu rigides et limitent cette autonomie, c'est parce qu'elles sont gouvernées par des formes de peur, notamment celle que les individus développent des choses qui ne seraient pas maîtrisées, qui échapperaient à une norme préalablement instituée… Mais en fait, lorsque les individus prennent de l’autonomie, celle-ci ne s’exerce généralement pas contre l’organisation, mais en général au service de celle-ci. Le problème de nos organisations par rapport à l’autonomie des acteurs, c’est avant tout que nos organisations et ceux qui les dirigent cherchent avant tout à contrôler, par peur, qui est le plus souvent…  une peur de leur ombre…

picto dialogue Ainsi, la qualité de vie au travail, les conditions de travail, impactent sur la performance. Est-ce que ces deux notions s'opposent, où est-ce qu'on peut agir sur les 2 ?

C'est une question très intéressante parce que même si les résultats de la recherche sont assez clairs, c'est une question qui revient tout le temps, c'est à dire : "Est-ce que finalement, ce qui est fait pour le bien-être au travail, vient en opposition par rapport à la performance de l'organisation ? Est-ce que finalement le bien-être au travail ça veut dire ne rien faire ?". Toutes les mesures et les études qui ont été faites et notamment celle de Nathalie Bernard sur le sujet, montrent très bien une chose très simple : les politiques qui visent à développer le bien-être n’ont jamais d'impact négatif sur la performance. Il est évident que si les individus ne sont pas dans des situations de bien-être minimales, il ne peut pas y avoir de production satisfaisante. Donc, aujourd'hui, quand on examine un ensemble de dimensions, on s'aperçoit que le bien-être joue sur l'ensemble des variables de performances de l'organisation. En fait, s’intéresser au bien-être dans l'organisation, c’est s'intéresser à la performance.

picto dialogue Quelles sont les pratiques qui peuvent influer le bien-être ?

Il y en a beaucoup, mais je vais en souligner une : la discussion. Et cela ne vous étonnera pas avec ce que j'ai dit précédemment.
Avec mon équipe, nous nous sommes posé la question : "est-ce que, quand on développe des espaces de discussion sur le travail, cela contribue au bien-être ?". Oui, la performance est là, et les résultats sont spectaculaires. Les écarts sont majeurs, c'est-à-dire que là où vous avez des espaces de discussion qui fonctionnent correctement, le niveau de santé, le niveau de performance, le niveau d'engagement des salariés est supérieur.
Nous réalisons ces recherches avec Damien Richard et Céline Desmarais depuis plus de 10 ans (et plus récemment avec Clara Laborie) et nous avons pu constater que, dès qu'il y avait des espaces de discussion qui fonctionnaient, les indicateurs se mettaient au vert.
Dans les dernières études, nous avons aussi immédiatement constaté qu'il y a des espaces de discussions plus performants que d'autres : ce sont ceux qui mettent en jeu au moins un subordonné et son supérieur hiérarchique.
Cela veut dire qu’un dialogue hiérarchique de qualité est un vecteur fondamental de santé, d'engagement, de bien-être et de performance des salariés.
Ce constat permet d’interroger nos organisations sur la qualité de ce lien hiérarchique et quelquefois même son existence. Car beaucoup de personnes n’ont pas d’interlocuteur ou leur hiérarchie est diffuse, très occupée et souvent les managers sont tournés vers le haut de l'organisation, c'est-à-dire vers leur supérieur et leur propre carrière. Ils ont oublié un des fondamentaux du management : animer leurs équipes.
Et c'est dans cette animation que se trouve la performance avec les espaces de discussion et donc derrière du bien être des acteurs

 picto dialogue Est-ce que vous avez des exemples d'organisation qui ont mis en place des actions spécifiques qui permettent une amélioration de la qualité de service et de la performance ?

Sur les espaces de discussion, il y a des exemples dans le système bancaire où ont été mis en place des niveaux successifs d'espaces de discussion qui ont permis de développer à la fois de la performance financière mais aussi de développer du bien-être.
Dans le domaine de la santé, secteur très impacté par l'intensification du travail ces 30 dernières années, l'intensification du travail avait détruit ces espaces de discussion. Et nous nous sommes rendus compte que si l’on reconstruisait des temps de discussion, même s’ils "mangeaient" du temps, ils permettaient ensuite aux personnels d’être plus performants avec une meilleure qualité de vie travail.
On a ainsi réinscrit du dialogue avec les patients, avec les familles et avons pu redévelopper la qualité du service et la qualité des soins derrière.

 

Cet entretien est extrait du dossier RH partagée.